Du 14 au 26 novembre, le Jeu de Paume consacre une rétrospective d’une ampleur inédite en France à l’œuvre de Ben Rivers. Du documentaire ethnographique au journal filmé, en passant par des portraits d’artistes et même la science-fiction, les films du cinéaste britannique hybrident volontiers les formats et les genres. Plus profondément encore, ils cultivent un rapport singulier à la durée, comme l’explicite la cartomancienne dans la séquence d’ouverture de Ghost Strata qui révèle au cinéaste le sujet du film à venir : « Il s’agit de votre relation au temps. » Si cette relation est constitutive de son cinéma, certains films de Rivers l’interrogent plus explicitement, comme l’un de ses moyen-métrages, Now, at Last !, où il s’empare du documentaire animalier pour livrer un petit traité ludique. On y voit un paresseux qui grimpe le long d’une branche, en interrompant parfois son ascension le temps d’une sieste. Pendant une dizaine de minutes, l’animal est filmé plein cadre tandis que le mouvement de la caméra se plie au rythme de chacun de ses gestes. Il s’agit d’un plan par excellence bazinien : l’absence de montage permet de respecter la durée réelle d’une action saisie dans sa continuité.
Ce choix nous est rendu d’autant plus sensible que Rivers n’a pas choisi de filmer n’importe quel animal, le paresseux présentant un cas limite dont la lenteur nous fait éprouver une temporalité radicalement différente de la nôtre (comme le souligne de manière comique l’irruption musicale d’Unchained Melody et ses paroles : « And time goes by, so slowly »). Now, at Last ! rappelle alors qu’il n’existe pas de temps objectif universel, mais uniquement une pluralité de durées subjectives : ce que le paresseux vit comme un maintenant, nous l’endurons comme une épreuve de lenteur. Ainsi, le paradoxe du titre s’estompe dès lors que l’on considère le réel non pas comme un bloc homogène de temps mais comme un tissu tressé de temporalités hétérogènes. Le titre laisse également entendre que ce « maintenant » de l’animal ne s’offre pas sans un certain effort, qu’il n’est pas immédiat et nécessite une certaine attention ou une disponibilité particulière pour l’atteindre. Ici, la longueur des plans ou encore l’usage de la séparation trichromatique, qui superpose en une image des instants différés dans le temps, permet d’accéder à la temporalité propre du paresseux, ou du moins de mieux l’appréhender.
Now, At Last (2018)
Habiter un territoire, créer un monde
Les individus que suit Rivers dans ses films « ethnographiques » proposent eux aussi de faire l’épreuve d’un rapport au temps singulier et alternatif, comme le synthétise le plan d’une horloge brisée dans son film-portrait le plus connu, Two years at Sea, centré sur le quotidien de Jake Williams reclus dans une forêt écossaise. En se mettant à distance de la civilisation, ces figures marginales rompent également avec sa cadence. À cet égard, le titre de Two Years at Sea semble presque contradictoire avec le projet du film, tant Rivers s’emploie à rendre inopérante toute mesure quantifiable du temps écoulé lors de ces deux ans passés en mer. Aucun marqueur temporel ne ponctue le film et rien ne permet d’évaluer l’intervalle qui sépare deux séquences (si ce n’est quelques détails météorologiques indiquant le passage des saisons), tandis que les accidents lumineux du noir et blanc de la pellicule (en 16mm, puis gonflée en 35) rendent plus difficile d’identifier à quel moment de la journée se déroulent les événements. Le film invite plutôt à éprouver une durée qualitative, c’est-à-dire le rythme singulier de William, qui conditionne sa manière d’habiter l’espace.
Le quotidien de Jake se compose d’une succession de micro-actions : il range, fouille, coupe du bois, bricole, conduit une voiture, marche, dort, etc. Elles se juxtaposent et mettent à mal la perspective d’une succession ordonnée de causes et d’effets construisant pas à pas un récit. Par exemple, lorsque Jake marche dans la neige, le montage ne rend pas intelligible sa trajectoire ; on ne sait ni où il va, ni pourquoi, de telle sorte qu’il pourrait tout aussi bien se balader par plaisir que s’acheminer vers un but précis. Les gestes semblent constituer leurs propres fins, si bien que le projet utopique de l’ermite est peut-être bien avant tout d’ordre temporel : il vise à se réapproprier le temps présent. Notons à ce titre les nombreuses scènes où le personnage contemple « son » monde : tantôt il grimpe en haut d’une cabane pour profiter du paysage, tantôt il se couche sur le sol en écoutant de la musique, ou bien fabrique un radeau de fortune afin de se laisser dériver sur l’eau. On ne trouve ici nul récit de survie qui opposerait le personnage au paysage : Jake est au fond un esthète qui jouit des formes, des ombres et lumières offertes par la nature.
Two Years at Sea (2011)
L’écoulement
Filmer un individu, un animal ou un territoire consiste ainsi pour le réalisateur à couler dans la temporalité interne de ce qu’il observe. Cette éthique de cinéaste, Rivers semble la mettre en abyme dans son long-métrage Krabi, 2562, coréalisé avec la cinéaste thaïlandaise Anocha Suwichakornpong. Tourné dans la province touristique thaïlandaise de Krabi, le film navigue entre la fiction et le documentaire pour suivre une femme anonyme venue explorer les lieux et s’entretenir avec les habitants dans le cadre des repérages d’un film. D’autres figures d’étrangers (un couple de touristes ou l’équipe de tournage d’un clip publicitaire) apparaissent au long du film, afin de mettre en scène différentes manières d’appréhender l’inconnu. Si pour les touristes l’endroit se limite à un décor folklorique et exotique, la protagoniste et l’un des acteurs du tournage s’engagent dans une véritable rencontre avec la nature. Sa curiosité la conduit à s’éloigner des lieux les plus fréquentés pour s’enfoncer dans les paysages inconnus et se laisser saisir physiquement par le lieu. Au milieu du film, un beau travelling filmé depuis une barque fait lentement défiler les rivages d’un fleuve, se pliant à l’écoulement de l’eau et au rythme propre de l’espace. Puis la caméra se tourne gracieusement vers le ciel, longe la végétation luxuriante de la jungle et épouse la verticalité du paysage, accompagnée par un fond sonore hypnotique produits par les bruits de la forêt et de sa faune. Le plan suivant filme la femme de dos, assise sur la barque, alors qu’elle s’enfonce progressivement dans l’obscurité d’une grotte.
À l’image de ce personnage, Rivers partage cette disponibilité au monde et aux êtres, en n’hésitant pas à étirer la durée des plans, contrariant ainsi les bribes de récits esquissés. Il accorde par ailleurs une attention particulière aux habitants, par l’entremise d’entretiens filmés grâce auxquels les individus prennent la parole pour évoquer leurs souvenirs. Le cinéaste invente alors une forme hybride et polyphonique : la fiction s’ouvre au documentaire pour se nourrir de la diversité des vécus et des histoires ; elle n’émane plus d’un chemin scénarisé, mais de la rencontre entre une sensibilité exacerbée et un territoire. Rivers met en scène cette convergence dans The Sky Trembles and the Earth Is Afraid and the Two Eyes Are Not Brothers, alors qu’il suit le cinéaste franco-espagnol Oliver Laxe lors de son tournage au Maroc de Mimosas. La première partie du film, en forme de making-of, se laisse progressivement gagner par l’aura quasi mystique des panoramas, puis le documentaire vire à la fiction lorsque des brigands kidnappent le cinéaste, lui coupent la langue et le forcent à porter une tenue fabriquée à partir de boîtes de conserves. Ce glissement du documentaire vers la fable pointe que le cinéaste étranger, attiré par la photogénie d’une topographie, n’est pas maître en son royaume, mais qu’il s’expose aux récits (ici, une nouvelle de Paul Bowles dont la deuxième partie est l’adaptation) et mémoires pouvant hanter un lieu.
Les méandres du temps
Si chez Rivers, fiction et documentaire se confondent, c’est que le présent est hanté par des temporalités multiples empreintes d’imaginaire. Il le met explicitement en scène dans une séquence de Ghost Strata, où un scientifique explique que les accidents d’une paroi rocheuse sont autant de traces du passé. À la manière du séquoia de Vertigo, ces marques sont l’inscription matérielle de l’écoulement du temps. D’abord filmé en couleur, l’entretien met l’accent sur la main de l’interlocuteur, tournée vers la roche. Une coupe brutale interrompt son discours au moment où il allait détailler ce qu’il y perçoit : « This is the image of… ». Un plan fixe en noir et blanc nous confronte alors à la surface accidentée du lit de cette rivière asséchée ; il est alors possible d’y discerner, gravé dans la paroi, l’esquisse d’un crâne humain. Ces plans ont presque une valeur d’apprentissage pour le spectateur, invité à compléter la phrase du scientifique : les fantômes apparaissent à celui qui sait investir la matérialité du monde par son imagination.
Dès lors, la fiction n’apparaît plus comme un ailleurs du réel, mais actualise ce que celui-ci contient en germe. Dans une autre séquence du film, le faisceau lumineux d’une lampe isole des détails d’un tableau de Hogarth. En voix off, une femme déplie le récit qui sommeillait dans ces images venues du passé. Un autre versant de la filmographie de Rivers se propose toutefois d’ouvrir le présent au futur : il s’agit de la trilogie formée par Look Then Below, Urth et Slow Action, conçue en collaboration avec l’écrivain de science-fiction Mark von Schlegell. Les trois films reposent sur un procédé similaire : des récits futuristes énoncés en voix off se superposent à des images documentaires et contemporaines. Transformant en décors post-apocalyptiques des paysages actuels, ces films pointent que les catastrophes climatiques à venir hantent déjà notre monde. Passé, présent et futur ne forment donc pas un continuum linéaire mais ces temporalités hétérogènes multiplient les embranchements secrets. Le cinéma de Ben Rivers nous invite à se perdre dans ces méandres.
Ghost Strata (2019)