Habituellement cantonnées aux circuits festivaliers ou aux centres d’art contemporain, les œuvres de Ben Rivers et de Ben Russell connaissent cette année, certes timidement, les honneurs de la distribution en salles en France. La joie, tout d’abord, de voir ces réalisateurs sortir du sacro-saint cercle cinéphilique et se confronter à une autre forme de regard, celui de tout un chacun. On pense notamment au magnifique Two Years at Sea, réalisé en solo par Ben Rivers, distribué courageusement il y a quelques semaines, et qui n’a rencontré, hélas, qu’un succès d’estime. Férus de cinéma expérimental, à la lisière du documentaire et de la fiction, les deux cinéastes américains avaient tout pour se rencontrer et créer une œuvre qui ressemblerait aussi bien à l’un qu’à l’autre ou, mieux, ni à l’un ni à l’autre mais à leurs intérêts communs. Cependant, Un sort pour éloigner les ténèbres pioche allègrement dans leurs filmographies passées, mais retrouve seulement, par moments, leurs beautés singulières. On a parfois la douloureuse impression d’assister à un best-of de leur travail mais qui virerait à la caricature. Un worst-of, en somme.
Rencontre du deuxième type
Ce qui frappe d’emblée, c’est cette volonté paradoxale d’avoir voulu scinder Un sort… en trois parties extrêmement distinctes. Comme si chacun des réalisateurs s’accaparait sa partie propre, plus une partie commune partagée. C’est celle-ci qui ouvre le film. Après un long plan sur un lac qui engage le spectateur vers les ténèbres promis par le titre, on découvre une communauté néohippie, on suit leurs conversations, leurs siestes, leur quotidien, le tout avec cette harmonie et ce rythme particulier aux cinéastes : languide mais joyeux, flottant mais terrien. Une douce élégie du collectif. Retour donc à cette ethnographie cinématographique qui a fait la sève de leurs œuvres respectives. Apparaît alors un homme, qui va bientôt se retrouver au centre du film. Il observe cette utopie réalisée, puis s’enfonce, placidement, dans les bois. Deuxième partie du film donc, qui rejoue, là encore sur un mode mineur, les travaux précédents de Ben Rivers, et notamment les documentaires nomades et rêvés qu’étaient Two Years at Sea, Ah, Liberty ! ou I Know Where I’m Going. Et la dernière partie, où l’on voit notre voyageur devenir chanteur d’un groupe de métal, reprend l’exploration de Ben Russell sur les rituels et les cérémonies musicales qu’il a mené dans Let Each One Go Where He May ou dans ses Trypps. Les résonances chamaniques qui en émanent alors semblent extrêmement volontaristes, car qui peut croire honnêtement que l’ermite que l’on a vu pendant 30 minutes escalader des cascades d’eau fraîche peut se reconvertir, en un raccord, en un métalleux rageur, malgré la virtuosité indéniable de l’agencement filmique et sonore.
Et force est ainsi de regretter que l’addition de ses recherches visuelles et sonores, aussi performantes soient-elles sur une courte durée, ne trouve ici aucune cohérence sur la longueur et finissent fatalement par s’annuler. Chaque segment n’aboutit qu’à un nivellement par le bas du talent, pourtant immense, des deux réalisateurs, notamment par le fait de leur obstination à vouloir plaquer une narration alambiquée sur leur dispositif, alors qu’ils avaient toujours réussi à contourner cet écueil par le passé. L’artificialité avec laquelle sont reliées les différentes parties entraine un détachement progressif du film qui vire à une accumulation de prouesses low-fi. Sans doute, leurs univers respectifs sont trop proches pour qu’émerge de ce film une originalité significative. Tout tourne en rond, se mord la queue, et finit dans une telle préciosité auteuriste que l’agacement finit par l’emporter. Piégés par leur carapace arty, ils se sont retrouvés enfermés dans leur propre système qui ne fait plus que clignoter ostensiblement à chaque raccord, et laisse le spectateur à la lisière de leur forêt. Peut-être qu’Un sort… est finalement une bonne entrée en matière pour découvrir l’œuvre des deux Ben, en considérant chaque partie pour ce qu’elle est, et qu’il faut lui savoir gré de respecter et de dérouler, au pied de la lettre, le programme annoncé.