Des quatre-vingts films que réalisa Cecil Blount DeMille (dont les trois quarts sont des muets), un seul – le dernier – lui assure une renommée éternelle: Les Dix Commandements (1956) ou la superproduction biblique la plus diffusée du monde entier. Pour nombre d’entre nous horribles mécréants, Moïse aura toujours le visage barbu de Charlton Heston ouvrant en deux la mer Rouge dans un effet spécial spectaculaire pour laisser passage aux Hébreux martyrisés par le cruel Pharaon. DeMille, pourtant, c’est plus, et mieux que cela : l’un des pionniers du long métrage américain, adulé aux temps du muet (au point que certains de ses films engrangeaient des bénéfices de… 700%), aussi à l’aise dans le péplum que dans la comédie ou le drame social. Il faudra cependant attendre le début des années 1970 pour que Les Cahiers du cinéma, et plus encore les jeunes critiques et cinéphiles que l’on appelle alors les mac-mahoniens, commencent à battre en brèche le mépris où est tenu DeMille depuis déjà trop longtemps. Hommage tardif, donc, au réalisateur le plus célèbre et le plus méconnu d’Hollywood.
Un maître de la mise en scène
Cecil B. DeMille, cinéaste mégalomane ? Peut-être. Son art, en tout cas, est celui de la démesure, du grandiose. DeMille est un descendant direct de Giovani Pastrone : fait-il un clin d’œil à Cabiria à la fin de Samson et Dalilah, où l’énorme idole trônant dans la cour du temple semble renvoyer au Moloch carthaginois ? Mais son père en cinéma, que d’aucuns considèrent comme son pair, est Griffith, « notre maître à tous », selon DeMille, « sans rival »… comme metteur en scène. Parce que pour la dramaturgie, ce n’était pas tout à fait ça, dira DeMille (la place est donc libre…). Toujours est-il que Les Dix Commandements (de 1924 comme de 1956) ou Cléopâtre (1934) ne sont pas moins spectaculaires qu’Intolérance. Les Dix Commandements, en 1956, ce sont : 1200 story-boards, un scénario de 308 pages, 20~000 figurants, des décors « hénaurmes » (la porte de la cité de Per-Ramsès faisait à elle seule 30 mètres de haut). L’infiniment grand ne va pas sans l’infiniment petit, et le metteur en scène vérifie que les ongles des filles de Jethro ont bien été peints au henné… Car DeMille, homme de théâtre avant d’être cinéaste, comprend très vite que l’immense avantage du cinéma sur le théâtre tient dans la possible variation des échelles et des points de vue. La séquence du procès à Rouen, dans Jeanne d’Arc (1916), témoigne d’une intelligence précoce et profonde du langage cinématographique : travail « expressionniste » sur la lumière (DeMille sera l’inventeur de la « Rembrandt-lighting »), points de vue expressifs (magnifique plan où la pucelle est observée dans sa geôle souterraine, en plongée, depuis une étroite lucarne), montage dramatique. Au début du film, Jeanne exaltée, les bras en croix, s’offre à la France, tandis qu’apparaît derrière son corps une fleur de lys (DeMille apprécie particulièrement les trucages…), comme une croix sur laquelle s’imprime déjà le martyre à venir. Metteur en scène hors pair, DeMille l’est aussi par sa maîtrise de la composition du plan, grâce auquel il remplit ses films de plans-tableaux magnifiques et signifiants. Le cinéaste fait aussi figure de pionnier en optant très vite pour la création de musiques originales à même de créer l’atmosphère adéquate ou d’exprimer le sens ultime d’une scène.
Le théâtre du monde
Cet amour de la mise en scène, DeMille le délègue à ses personnages. Nefertari, Dalilah, César, Néron, Cléopâtre ne cessent de (se) mettre en scène. La mise en abyme du spectacle est un topos de l’epic, et les mises en scène les plus débauchées, avant d’être imputables au cinéaste, sont le fait de ses personnages : Cléopâtre subjugue Antoine en transformant son navire en une scène où les numéros s’enchaînent, plus sensuels, plus débridés les uns que les autres, jusqu’à l’offrande charnelle de jeunes filles dénudées sorties de coquillages à la connotation clairement sexuelle. Dans l’intimité comme dans le monumental, en amour ou en politique, il faut savoir jouer de l’apparence, il faut savoir manipuler, pour parvenir à ses fins. Rares sont les personnages dont la sincérité est absolue : ce sont ceux dont le cœur a été touché par Dieu. Mais si DeMille les admire, sa fascination va aux maîtres du spectacle et du mensonge. Le film n’est qu’un des spectacles qui nous sont donnés quotidiennement, et les jeux de rideaux incessants dénoncent les mises en scène à l’intérieur du récit tout en renvoyant à la désignation du film comme spectacle par DeMille lui-même à l’ouverture et à la clôture du film, par d’identiques jeux de rideaux qui découvrent et referment la scène filmique. C’est probablement Sous le plus grand chapiteau du monde (1952) – sorte d’autoportrait du cinéaste en directeur de cirque – qui pousse le plus à l’extrême l’assimilation entre le spectacle, le cinéma, et la réalité. Morale du film : « The performances ends, but the drama never stops. »
Un cinéma messianique
Cecil B. DeMille, cinéaste mégalomane ? L’ouverture de ses epics témoigne d’un désir de se mettre en scène en tant que Créateur, origine du film comme Dieu est source de lumière. Le cinéaste se montre ainsi investi d’un pouvoir quasi messianique : pour s’en convaincre, il suffit de voir l’ouverture cosmique de Samson et Dalilah, figurant le globe terrestre tandis que DeMille, en voix off, expose l’éternelle dualité de l’homme, faisant de la lutte entre le bien et le mal le moteur de l’histoire. À la fin du film, Saül se demande pourquoi il a fallu que Samson meure : Myriam lui répond que sa force ne mourra jamais (évidemment, c’est celle de Dieu), et que les hommes diront son histoire à travers les âges. DeMille est investi de cette mission : parler depuis l’éternité, pour dévoiler, dans son film, le sens de l’histoire, pour se faire la Voix des volontés divines. Cecil B. DeMille est un cinéaste profondément américain, bercé dans son enfance par les lectures de la Bible que son Père, pasteur, lui faisait tous les soirs. Son cinéma exprime une foi profonde en l’homme, la conscience que, malgré son inéluctable faiblesse face aux forces du mal, il trouvera en Dieu la force d’être libre.
L’histoire du cinéma fait la part belle au montage parallèle d’Intolérance, de Griffith (que le réalisateur des Dix Commandements trouvait d’ailleurs plutôt raté de ce point de vue), mais tend à oublier DeMille, qui fit de l’analogie entre différents moments historiques un schéma fondamental de ses films, notamment de ses péplums bibliques ou historiques. L’histoire de Jeanne d’Arc est encadrée par un prologue et un épilogue se déroulant pendant la Première Guerre mondiale ; dans les Dix Commandements de 1924, l’histoire de Moïse débouche sur un récit contemporain, et en 1941 DeMille ajoute au Signe de la croix (1932) un prologue rapprochant Néron et Hitler. C’est une certaine conception de l’histoire qui se dessine, mêlant paradoxalement l’idée de l’éternel retour et la confiance téléologique en un progrès possible. Car si l’on peut tirer des leçons de l’histoire, c’est qu’elle se répète. Mais à terme, ces leçons porteront leurs fruits : voilà le credo, l’espoir, la foi profonde de DeMille.
Cette conception du passé comme miroir du présent influe sur le choix de ses acteurs, ainsi que sur la manière de les diriger, dans le sens d’une sobriété, qui n’est peut-être pas évidente aujourd’hui, mais qui pouvait surprendre, aux temps du muet. Claudette Colbert en Cléopâtre n’est en rien différente des femmes des drames sociaux ou des comédies du cinéaste, les personnages de ses epics sont des êtres en chair et en os, et non des types, ou des statues magnifiées par le temps : les drames dans lesquels ils se débattent sont, au fonds, les drames de tous les jours. Jeanne d’Arc n’est pas seulement l’héroïne guerrière, martyr d’une cause, elle est aussi une femme amoureuse déchirée entre ses sentiments et le devoir divin. Geraldine Farrar ne correspond pas vraiment à l’image attendue d’une Jeanne d’Arc jeune et frêle : l’actrice a 34 ans (Jeanne d’Arc devrait plutôt en avoir 19), mais peu importe, elle est pour DeMille la meilleure actrice de l’époque (elle avait déjà joué pour DeMille dans Carmen), et il est vrai qu’elle est une incarnation particulièrement « concrète » de cette Jeanne d’Arc – la femme (le titre américain est en effet Joan the Woman).
Le cinéaste de la contradiction
Cecil B. DeMille, un hypocrite ? Un cinéaste de la contradiction, dirions-nous plutôt. Sans sophisme. La contradiction est d’ailleurs le ressort dramatique de base de son œuvre. Le genre du péplum a une tendance naturelle au manichéisme : c’est une des raisons pour lesquelles on l’a longtemps tenu (et on le tient encore…) en mépris. Si DeMille s’est plongé dans le péplum avant autant de délice, c’est que le manichéisme non seulement informe sa vision du monde, mais constitue pour lui le moteur du récit cinématographique, en tant que source d’affrontements, et le vecteur principal de l’émotion, en tant que fondement du mélodrame ou du tragique. Le pathétique naît de l’affrontement entre les faibles et les puissants, du heurt entre l’individu et un pouvoir inique et tyrannique. Le conflit devient tragique quand l’amour humain doit s’effacer devant l’amour divin (Sephora ne peut combattre Dieu dans le cœur de Moïse), quand le sentiment amoureux entre en conflit une mission divine, quand l’individu renonce à son bonheur pour le bien du peuple (Jeanne d’Arc).
De là vient que l’on a souvent accusé DeMille d’être un hypocrite : le cinéaste pourfend le mal, tout en se délectant de sa mise en scène ; il dénonce le mal tout en cédant aux viles pulsions, aux bas instincts de ses spectateurs. DeMille rétorque : « La vie est une guerre entre le Bien et le Mal, et comme l’a dit Milton : “Celui qui sait voir le vice avec toutes ses séductions et tous ses plaisirs factices et qui pourtant s’en sépare, et qui reconnaît et qui choisit le vrai Bien, celui-là est un vrai militant chrétien.” (…). Et nous sommes les vrais défenseurs de la moralité quand nous luttons contre la censure (…). » L’argumentation est convaincante et légitime : néanmoins la peinture de la débauche et de la luxure ne naît pas uniquement chez DeMille d’une volonté de dénoncer le Mal, mais d’une fascination, d’un goût pour le sensuel, pour l’excès, dont témoigne l’ampleur réservée aux scènes d’orgies, aux spectacles décadents. Si la scène de l’adoration du Veau d’or, dans Les Dix Commandements (1956), n’avait été motivée que par la volonté de dénoncer l’impiété, elle n’aurait peut-être pas été si longue… DeMille sait tirer parti des possibilités spectaculaires de telles scènes, en même temps qu’il cède à un certain voyeurisme, à un sadisme certain : sans nul doute, DeMille est un cinéaste fasciné par le corps exposé, par le corps en souffrance. L’inoubliable (et très long…) finale du Signe de la croix est certainement, avec ses corps de chrétiennes nues exposées aux bêtes sauvages de l’arène, filmés en gros plan, l’un des sommets de la volupté dans la cruauté. Mais il est facile de jeter la pierre à Cecil B. DeMille, défenseur d’une morale conservatrice et créateur de spectacles débauchés. Frank Freeman a calculé que de 1919 à 1959, DeMille aurait attiré quatre milliards de spectateurs dans les salles. Soit bien plus que la population du globe…
« L’hypocrisie » n’est-elle pas, en réalité, constitutive du genre ? Le Mal est clairement identifié et le spectacle et sa jouissance sont clairement rattachés aux personnages incarnant ce Mal, c’est-à-dire à la figure de l’Autre : le spectateur, rassuré en outre d’éprouver de l’empathie pour les victimes, peut donc, en (presque) bonne conscience, jouir du spectacle. Comparer la scène finale du Signe de la croix et les scènes d’arène dans Gladiator révélerait de fortes similitudes dans les angles de prise de vue, alternant des gros plans dénonciateurs sur les spectateurs goinfres et vicieux, parmi lesquels, bien sûr, l’empereur (et, souvent, des femmes diaboliques qui l’entourent, presque toujours repérables, justement, à leur goût pour les corps souffrants des gladiateurs), et des plans pris au contraire depuis le sable de l’arène (en droite ligne du Police Verso de Jean-Léon Gérôme), grâce auxquels le spectateur peut s’identifier à la malheureuse victime, souffrir avec elle, et donc rejeter le voyeurisme sur l’Autre… Catharsis et hypocrisie vont de pair ; on a pu dire que le péplum était la « psychanalyse du pauvre » (Domenico Paolella). Il n’est pas dit que le pauvre soit le seul concerné, mais il n’est pas dit non plus qu’il faille en avoir honte. Les spectacles mis en scène par DeMille et par ses personnages ne sont pas toujours du meilleur goût, mais beaucoup d’entre eux sont, sans aucun doute, de toute beauté.
DeMille, cinéaste moral ?
Le DeMille des péplums est bien celui qui a le plus marqué l’histoire du cinéma – dans Boulevard du crépuscule, Billy Wilder ne montre-t-il pas le cinéaste, dans son propre rôle, aux commandes d’une de ces superproductions dont il avait le secret ? Et pourtant, les studios hollywoodiens, toujours un peu grippe-sous, préféraient le DeMille des comédies et des drames moraux, si avantageux en termes de rapport qualité/prix, et même quantité/prix – certaines années, ce bourreau de travail enchaînait une dizaine de tournages, comme en 1915, pour des films d’une durée moyenne de 60 à 80 minutes – rappelons-le, le premier long métrage de l’histoire du cinéma date (en Inde) de 1913 et aux États-Unis, de 1915, justement…
Cecil, donc, qui eût préféré évoquer de grandes épopées antiques, fit contre mauvaise fortune bon cœur: presque chacun de ses films, quel qu’en soit le sujet, contient une séquence de rêve parfois hors de propos, mais où le cinéaste peut enfin se faire plaisir dans la démesure : ainsi dans Après la pluie, le beau temps, l’une des premières comédies de remariage de l’histoire du cinéma américain, l’héroïne évoque des plaisirs fastueux et orgiaques dans un décorum bien éloigné de la réalité américaine des années 1910… Qu’importe le sujet, d’ailleurs, pour DeMille : nul besoin de traiter des événements bibliques pour se faire un relais des commandements chrétiens. S’il y a un élément commun à son œuvre, finalement assez hétéroclite dans les genres traités, c’est bien la structure en forme de divertissante pédagogie. Dans Après la pluie, le beau temps (Don’t Change Your Husband, 1919), un couple marié apprend à résoudre ses difficultés conjugales en voyant que l’herbe n’est certainement pas plus verte ailleurs ; dans Forfaiture (The Cheat, 1915), l’épouse apprend que l’appât du gain ne vaut pas l’amour dévoué que lui porte son mari ; dans L’Admirable Crichton (Male and Female, 1919) – sans doute l’un des plus beaux films muets de DeMille –, « chacun cultive son jardin » au sein de sa classe sociale et tout finit pour le mieux ; enfin, dans Le Rachat suprême (The Whispering Chorus, 1918), l’homme qui a fauté se sacrifie pour rétablir l’équilibre.
Voilà qui pourrait paraître bien niais s’il n’y avait pas de réel talent de metteur en scène derrière le propos. Mais DeMille est un fin limier, capable de convaincre le plus cynique d’entre nous. Tout commence par des cartons distillant à la fois ironie et profondes convictions morales : des très drôles « l’habit accable souvent l’homme » ou « à trente ans, l’homme doute qu’il est un imbécile ; à quarante il le sait. Et redéfinit son programme » (Après la pluie, le beau temps) au très persuasif « Les comparaisons sont odieuses, parfois dangereuses » (L’Admirable Crichton), DeMille développe subrepticement ses valeurs. La mise en scène suit : d’habiles montages parallèles comparant des situations diamétralement opposées indiquent sans fioritures la place du Bien et celle du Mal. Ni intimiste, ni adepte du tout spectaculaire, le cinéaste sait allier les contraires : dans Forfaiture, il joue des jeux d’ombres dans de dramatiques scènes nocturnes pour accroître la tension puis bascule quelques minutes plus tard dans des séquences d’une brutalité et d’une sauvagerie inédites – la tentative de viol sur l’héroïne, le lynchage du héros asiatique lors du procès. Merveilleux magicien à la Méliès, DeMille use à bon escient des effets spéciaux, comme ces surimpressions dans Le Rachat suprême, où bonne et mauvaise consciences luttent pour la domination d’un antihéros faible et lâche, dont la seule dignité résidera dans la façon dont il marchera vers la mort.
Mais le meilleur chez DeMille, cinéaste pourfendu (à raison souvent) pour sa xénophobie et son anti-communisme primaire, réside là où on l’attendait le moins : dans de magnifiques portraits de femme. Aux temps du muet, elles sont les véritables héroïnes, celles qui rachètent les fautes du héros (Le Rachat suprême) ou se rachètent elles-mêmes par leur amour éperdu (Forfaiture, L’Admirable Crichton). Ainsi DeMille nous rappelle-t-il élégamment que ce sont elles, les femmes, qui firent la grandeur du muet : Rudolph Valentino et Douglas Fairbanks devaient se sentir bien seuls face aux divines Garbo, Theda Bara, Pola Negri, Clara Bow, Mary Pickford, Dorothy et Lillian Gish et… Gloria Swanson, l’une des favorites de Cecil, avec qui elle tourna six films. Bien sûr, DeMille aimait aussi ses héroïnes dans la vraie vie, mais le grand cinéaste était un coureur fidèle. Il fit confiance de longues années durant à ses femmes, mais aussi à ses techniciens – chef op’, directeur artistique, monteur – et à son univers, qui ne bougea pas d’un iota en quarante années de carrière.