Œuvre phare du milieu des années 1950, Les Dix Commandements symbolise parfaitement le gigantisme hollywoodien de cette époque mais aussi toutes ses limites. Engoncé dans une mise en scène d’un académisme éprouvant, le film est parcouru par un discours patriotique d’un manichéisme d’une autre époque. Il faudra donc s’armer d’indulgence et de beaucoup de nostalgie pour apprécier les rares qualités de cette production indigeste.
Procédé rare à l’époque (et encore plus aujourd’hui tant l’intention trahit le paternalisme et la condescendance du réalisateur à l’égard de ses spectateurs), c’est Cecil B. DeMille qui ouvre lui-même cette fresque épique dont il avait déjà proposé une première adaptation dans les années 1920. Loin d’emboîter le pas à Alfred Hitchcock et Leo McCarey qui, la même année, proposaient un remake en Technicolor de leurs propres anciens films (L’Homme qui en savait trop, pour le premier, Elle et lui pour le second), Cecil B. DeMille voit surtout l’opportunité de convertir le grand public américain à ses croyances politiques. Républicain convaincu, anticommuniste virulent, partisan d’un maccarthysme décomplexé qui scella le destin de nombreux artistes à Hollywood pour leurs sympathies de gauche, le réalisateur des Dix Commandements a vu dans le parcours de Moïse, qui aurait libéré les Hébreux de l’esclavagisme auquel les Égyptiens les auraient asservis, la parfaite métaphore d’une résistance américaine face à l’ennemi communiste soviétique. Pour jouer le duel qui aurait opposé Moïse à Ramsès et qui n’a évidemment aucune véracité historique, quoi de plus évident que de faire appel à Charlton Heston (parfaite représentation de l’héroïsme viril et conquérant à l’américaine) et Yul Brynner, célèbre acteur d’origine russe et au physique très caucasien qu’Hollywood a starifié dans la plupart des rôles exotiques qui lui passaient sous la main.
À moins d’aborder le film avec une certaine naïveté ou beaucoup de premier degré, il est difficile de ne pas voir dans ces Dix Commandements un médiocre produit de son temps au moralisme qui n’a rien de bon-enfant. Sans jamais tendre vers un universalisme lyrique affecté, c’est avec une étrange froideur que Cecil B. DeMille déroule son discours de propagande, vidant la légende de toute sa métaphysique au profit d’un petit théâtre suffocant où les acteurs s’époumonent sans jamais convaincre (pauvre Anne Baxter). Ces derniers sont d’ailleurs à peine soutenus par un montage qui alterne sans inspiration champs-contrechamps ou plan d’ensemble et gros plans. Les décors (parfois grandioses pour l’époque) et les costumes (bien documentés) sont les seules qualités qu’on peut louer à ce projet pharaonique. Mais, paradoxalement, elles ne font que renforcer le statisme d’une mise en scène privée du moindre courant d’air et jouant maladroitement des espaces et des hors-champs que suggéraient pourtant les décors de l’Égypte antique (à ce sujet, revoir de préférence Terre des pharaons de Hawks ou Cléopâtre de Mankiewicz). Il n’y a dans cette nouvelle version pas la moindre scène de bravoure (là où Wyler se fendait tout de même d’une admirable scène de course de chars dans Ben Hur), pas même l’hystérique scène d’orgie, au ridicule achevé par une pudibonderie qui ne dit même pas son nom.
Si l’on excepte le moment un peu plus inspiré où la mort, symbolisée par un nuage de fumée plaqué au sol, s’empare des premiers-nés, tous les effets spéciaux révèlent la grande vanité de cette production qui a malheureusement atteint tous ses objectifs lors de sa sortie (d’énormes recettes pour un film vendu comme familial). Que Dieu apparaisse à Moïse dans un arbre qui s’éclaire ou que ses dix commandements s’écrivent dans la pierre au rythme d’une dactylo chevronnée n’est pas ce qui pose le plus problème (même s’il est difficile de ne pas sourire devant de tels effets aussi datés), c’est le sérieux dénué de génie avec lequel le réalisateur se prête sans sourciller, convaincu de la totale légitimité du propos de son film. Pourtant, Les Dix Commandements n’offre même pas l’intérêt de dispenser un cours de catéchisme documenté pour les moins connaisseurs. C’est sans aspérité ni spiritualité que Cecil B. DeMille a vu dans ce projet pour lequel il a bénéficié d’une totale indépendance le moyen opportuniste de glorifier le libéralisme américain auquel il croyait fermement. Au regard de son manque criant de nuance, libre à nous de remettre ce film à la place qui lui revient probablement le mieux : un placard poussiéreux.