Du 13 au 22 novembre 2009, Les Rencontres cinématographiques de la Seine-Saint-Denis vous invitent à découvrir et redécouvrir divers acteurs, au sens large, du septième art, qu’ils soient fameux ou injustement méconnus. Cette année, la programmation met à l’honneur Claude Chabrol, dont quatorze films seront projetés. Mais elle propose aussi de revenir sur le travail du cinéaste engagé Silvano Agosti, de faire découvrir celui de Marie Voignier, cinéaste issu de l’Aide au Film Court, de parcourir les textes et les courts-métrages du critique Louis Skorecki, d’admirer les travaux de l’affichiste Pierre Collier… Dans cette effervescence cinématographique, manquera malheureusement à l’appel le cinéaste Édouard Luntz, décédé en février dernier à l’âge de 77 ans, auquel les Rencontres rendent hommage en projetant plusieurs de ses courts et longs-métrages, en présence de ses proches et collaborateurs (Thomas Luntz, Colette Kouchner, Monique Prim, Gérard Zimmermann, Pierre-Henri Deleau).
D’abord assistant de Jean Grémillon, Nicholas Ray ou Pierre Prévert, le réalisateur Édouard Luntz se montre particulièrement sensible aux questions de l’enfance et de l’adolescence, qui structurent une œuvre consacrée à ceux que la société exclut ou regarde avec suspicion. Le travail de ce cinéaste singulier, développant une identité esthétique forte, entre cinéma-vérité et poésie, apparaît aujourd’hui fondateur dans la construction d’un regard purement cinématographique sur les banlieues françaises. Pour le comprendre, il suffit de revenir sur trois des films projetés dans le cadre des Rencontres : trois films dans trois formats pour montrer trois âges de la vie des « loulous », les « racailles » des terrains vagues et des grands ensembles en expansion dans les années 1960 et 1970.
Enfants des courants d’air (1959, 25 mn) : l’enfance
Dimanche 15 à 17h – L’Étoile (La Courneuve), lundi 16 à 19h – Le Studio (Aubervilliers), vendredi 20 à 19h45 – Jacques Prévert (Aulnay-sous-Bois).
La caméra d’Édouard Luntz suit les errances d’un groupe d’enfants d’un bidonville d’Aubervilliers, où les familles s’entassent dans la crasse à l’ombre des tours d’habitat social en construction. Dans ce court-métrage récompensé par le Prix Jean Vigo en 1960, le style caractéristique d’Édouard Luntz est posé : la frontière entre documentaire et fiction est et sera toujours ténue. Certaines actions semblent filmées sur le vif, quand d’autres s’affichent clairement comme minutieusement répétées. L’attention portée par Luntz à la mise en scène du quotidien des enfants des rues évoquent un néoréalisme à la Vittorio De Sica. On croit voir à nouveau le petit Bruno du Voleur de bicyclette (1948) ou les jeunes cireurs de chaussures de Sciuscià (1946). Autre pays, autre temps, même misère. Dans ce film où les dialogues sont rares, la musique dodécaphonique composée par Eugène Kurtz rend palpable la décadence d’une vie de pauvreté et d’exclusion. Avec empathie et authenticité, Luntz filme longuement ces enfants transformant des terrains vagues semblables à des décharges en terrains de jeux regorgeant de petits trésors pour s’amuser des heures durant. Ils n’ont pas encore dix ans et sont déjà des affreux, sales et méchants, ces petits gamins que l’ennui et la misère pousseront peut-être dans quelques années sur la voie de la délinquance. Et dans un environnement insalubre où la fatigue est grande, la mort n’est jamais loin et emporte les anciens. Mais les gamins du bidonville doivent grandir plus vite que les autres et n’ont pas le temps de sécher leurs larmes…
Les Cœurs verts (1966, 1h30) : l’adolescence
Lundi 16 à 19h – Le Studio (Aubervilliers), vendredi 20 à 20h45 – Jacques Prévert (Aulnay-sous-Bois), dimanche 22 à 18h – Louis Daquin (Le Blanc Mesnil).
Les Cœurs verts suit le parcours de deux grands adolescents, Zim et Jean-Pierre, après un petit passage en prison. De retour dans leur cité, ils choisissent des chemins différents. Zim veut trouver du travail, mais il doit pour cela parvenir à accepter contrainte et autorité. Se moquant des inquiétudes et de la colère de sa mère, Jean-Pierre préfère rester sur la voie de la délinquance et de l’argent facile. À dix-sept ans, Zim et Jean-Pierre sont surtout intéressés par les filles, les soirées en bande et le soin d’un look d’outlaw bien étudié.
Tourné à Nanterre et Gennevilliers, ce film joue le cinéma-vérité pour composer sa propre vérité sur la banlieue, en offrant une tribune à une jeunesse marginale avide de s’exprimer. Édouard Luntz dévoile ici l’intimité de l’adolescence en colère et de la délinquance juvénile. Il donne un visage humain et une âme sensible à ces « Blousons noirs » qui défraient alors la chronique. Le terme est apparu pour la première fois dans la presse le 27 juillet 1959 dans un article de France-Soir, faisant suite à l’affrontement violent de deux bandes de jeunes prolétaires en blousons de cuir au Square Saint-Lambert, dans le XVème arrondissement de Paris (24 juillet 1959). La presse relate ensuite régulièrement les exactions de ces jeunes fils d’ouvriers d’ascendance européenne en pleine rupture sociale. On reproche aux « Blousons noirs » de s’adonner à des affrontements violents en groupes massifs pour défendre « leur » territoire, de commettre des vols ciblés sur des biens de consommation modernes (voitures, mobylettes), de multiplier les actes de vandalisme contre les institutions et les lieux publics et de pratiquer des viols collectifs. Autant de crimes et délits qui ne sont pas sans rappeler les violences imputées aux bandes pluriethniques de « jeunes de banlieue » dans les années 1990 et 2000. Le style vestimentaire ou la couleur de peau peuvent changer, le malaise social reste le même et peut s’exprimer avec une violence égale au sein de la jeunesse des périphéries.
Édouard Luntz propose une représentation sensible mais sans concession de ces jeunes « Blousons noirs » qui agacent quand ils ne font pas frémir. Pour cela, il choisit d’employer des acteurs non professionnels évoluant dans les décors naturels du monde ouvrier. Les délinquants quittent ainsi les pages des faits-divers pour acquérir, sur la surface de l’écran de cinéma, une densité psychologique inédite. Derrière le blouson en cuir et le jean indécemment étroit, il y a un cœur : un cœur encore vert, pas tout à fait mûr mais déjà dur… Le choix d’un style à la fois lyrique et documentaire fait osciller le film entre des moments purement poétiques et des scènes naturalistes, où la caméra semble se tenir timidement à distance, comme pour ne pas altérer la spontanéité des comportements adolescents. Centré sur les trajectoires de personnages masculins, Les Cœurs verts nous montrent des jeunes filles, aussi fascinantes soient-elles, étrangères à l’univers viril de la bande et présentées comme les objets du désir compulsif des mâles adolescents. Avec une empathie évidente pour ces individus, sans démagogie excessive, Édouard Luntz aborde les aspects problématiques de leur quotidien dans les grands ensembles : difficultés d’insertion professionnelle, manque d’argent, sentiment d’exclusion, conflits générationnels, éclatement de la famille, maladresses des rapports filles/garçons…
À la sortie du film, Édouard Luntz est présenté comme un jeune réalisateur prometteur, utilisant sa propre connaissance de la banlieue pour en proposer une vision cinématographique personnelle et pertinente. Rétrospectivement, Édouard Luntz apparaît comme le précurseur du cinéma de banlieue français, développé dans les années 1980 (par Mehdi Charef avec Le Thé au harem d’Archimède) et 1990 (par Mathieu Kassovitz avec La Haine, Malik Chibane avec Hexagone et Douce France, Jean-François Richet avec État des lieux et Ma 6‑T va crack-er…). Dans les années 1960, la banlieue et ses cités HLM demeurent souvent des décors, voire des arrière-plans, avant tout prétextes à la progression d’une démarche esthétique et stylistique individuelle, ou à la mise en scène de performances d’acteurs (dans L’amour existe, Maurice Pialat, 1961, Le Bonheur, Agnès Varda, 1964 ou Deux ou trois choses que je sais d’elle, Jean-Luc Godard, 1967). En 1960, Marcel Carné s’est bien essayé à une réflexion sociologique sur la jeunesse des banlieues avec Terrain vague, mais sans grand succès. À la sortie des Cœurs verts en 1966, les articles consacrés au film remarquent la nouveauté et la singularité du premier long-métrage de Luntz. Le réalisateur utilise le cadre du quartier HLM comme un facteur déterminant dans la construction identitaire et le parcours de personnages jugés extrêmement réalistes et crédibles. La revue Arts (8 décembre 1966) recourt à une formule synthétique pour résumer cette nouveauté : « ici le personnage n’est rien, c’est le décor qui fait le personnage. ». Précisons que la réception du film refuse alors d’interpréter les Cœurs verts comme un pamphlet incriminant la banlieue des grands ensembles : cet espace n’est pas considéré comme responsable du comportement délictueux ou violent des personnages. En revanche, habiter la banlieue des grands ensembles constitue une caractéristique de l’identité des protagonistes. Zim et Jean-Pierre sont intrinsèquement des personnages de banlieue, indissociables de cet espace. Avec leurs cheveux gominés et leurs santiags, ils sont le nouveau visage du prolétariat et les nouvelles icônes de l’exclusion.
L’aspect transnational accordé au phénomène des Blousons noirs dans les années 1960 contribue à distinguer Les Cœurs verts d’un cinéma de banlieue aux enjeux problématiques spécifiquement nationaux. Le premier long-métrage d’Édouard Luntz peut en effet être placé dans la lignée de films américains des années 1950 sur le sujet de la violence en réunion et de la délinquance juvénile. On peut ainsi considérer La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955) comme la « figure de proue » de cette série transatlantique de films sur les Blousons noirs, avec des films comme Graine de violence (The Blackboard Jungle, Richard Brooks, 1955) et L’Équipée sauvage (The Wild One, Laszlo Benedek, 1953). Le travail d’Édouard Luntz participe indubitablement de cet ensemble, mais s’en distingue par un traitement naturaliste bien particulier, accordant une place conséquente aux témoignages réels d’une jeunesse en quête de visibilité et de reconnaissance.
La fête à Loulou (1974, 58 mn) : l’âge adulte
Dimanche 15 à 17h – L’Étoile (La Courneuve), lundi 16 à 21h30 – Le Studio (Aubervilliers), dimanche 22 à 20h – Louis Daquin (Le Blanc Mesnil).
Ce film documentaire suit le parcours de Louis Bertrand, dit Loulou. Acteur pour Édouard Luntz dans Les Cœurs verts, ce Blouson noir a fini par tomber dans les mains de la justice pour braquage à main armé. Le cinéaste retrouve donc Loulou à sa sortie de prison, après cinq années passées à la maison d’arrêt de Fresnes et à la Centrale de Poissy. L’âge d’or est fini pour le jeune rebelle et la gueule de bois est rude. La caméra de Luntz suit pudiquement la frêle silhouette de Loulou, qui retrouve des amis rencontrés à l’époque des Cœurs verts. L’homme les regarde vivre, lui pour qui le temps semble s’être arrêté cinq années durant. Au fil des rencontres, pendant les premiers jours d’une liberté au goût doux-amer, Loulou raconte la prison : la nécessité de se construire des repères, la difficulté à croire à une vie meilleure à la sortie, les tentations délictueuses engendrées par la promiscuité d’individus que l’on aurait jamais croisé ailleurs. En favorisant les prises en plans-séquences et en laissant les interlocuteurs de Loulou guider ses confidences, Luntz laisse libre cours à une parole maladroite et pudique. Loulou reconnaît ses fautes et l’excès de son comportement passé, mais il raconte le choc d’un procès expéditif et la violence des institutions. Il explique le caractère microcosmique de la prison où l’on retrouve d’anciens copains, où l’on reconstitue les réseaux de l’extérieur, où l’on entretient les amitiés pour préserver un semblant de normalité.
Mais dehors la vie a continué et Loulou se trouve à présent dans un monde dont il ne semble plus pouvoir faire partie. Ce film-témoignage montre l’emprisonnement comme un vrai traumatisme pour ce jeune homme devenu adulte derrière les barreaux. L’initiation aura été brutale. Son corps et sa voix témoignent de l’inconfort d’un individu que la prison a puni à juste titre, mais l’a aussi exclu d’une société qui a évolué sans lui. Comment suivre à présent le droit chemin ? Comment trouver un emploi ? Comment séduire une fille ? Comment se projeter dans l’avenir ? Autant de questions qui habitent cet homme qui reste, aux yeux du monde, un ex-détenu. Tantôt il fascine, tantôt il fait peur, alors que l’ancien marginal n’a de cesse de répéter son désir de « normalité ». Peut-être pour s’en convaincre lui-même… Ce témoignage sensible et précis fait frémir par son actualité persistante, jusqu’à sa conclusion, qui ôte tout espoir sur la possible rédemption du délinquant repenti. La parole de Loulou résonne trente-cinq ans plus tard avec une vérité criante pour nous dire l’ambivalence d’un système carcéral certes nécessaire, mais souvent dénué de pédagogie. Ce film, simple dans sa forme mais dense dans son propos, résume les qualités du travail d’Édouard Luntz : un cinéma qui libère la parole, sans sophistication, sans dramatisation, pour nous confronter à la réalité brute et complexe de ceux que la société a tendance à considérer comme sa part d’ombre.