De La Journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 25 mars) aux Barons (Nabil Ben Yadir, à venir), en passant par Banlieue 13 Ultimatum (Patrick Alessandrin, 24 février), Lascars (Albert Pereira-Lazaro et Emmanuel Klotz, 17 juin) ou Neuilly sa mère ! (Gabriel Julien-Laferrière, 12 août), le cinéma a vraiment mis la banlieue dans tous ses états en cette année 2009, en jouant sur une large palette générique. Une bonne raison pour faire un petit bond dans le temps et revenir sur une des premières représentations cinématographiques d’une banlieue française métissée, avec Le Thé au harem d’Archimède, premier film de Mehdi Charef, dans un style naturaliste proche d’un cinéma social et militant.
Écrire sur la banlieue et l’immigration dans les années 1980
Les années 1980 ont marqué le début d’une double prise de conscience : celle de l’échec social du projet urbanistique des grands ensembles et celle de la complexité sociétale d’une pluriethnicité croissante, conséquence logique d’une histoire post-coloniale difficile à gérer. Tourné à la cité des 4000 à La Courneuve et à la Cité du Luth à Gennevilliers en 1984, Le Thé au harem d’Archimède est un premier film pas comme les autres. Né dans une Algérie en guerre, Mehdi Charef arrive en France en 1962, à l’âge de dix ans. Il vit dans le bidonville de Nanterre, avant que sa famille ne s’installe dans une cité HLM de Gennevilliers. Après une scolarité chaotique, il travaille à l’usine de 1970 à 1983 comme affûteur-fraiseur. Passionné d’écriture, il commence la rédaction d’un roman en 1975, basé sur une multitude d’anecdotes de la vie de sa cité et centré sur un personnage de jeune algérien immigré, son double fictionnel. Maintes fois remanié et enrichi au fil des années, Le Thé au harem d’Archi Ahmed est publié en 1983 au Mercure de France. Cette année-là, après des émeutes aux Minguettes (Vénissieux) suite à une bavure policière, la « Marche des Beurs » (ou Marche pour l’égalité et contre le racisme) débute à Marseille le 15 octobre avec une poignée de manifestants, pour s’achever à Paris le 3 décembre avec un cortège de 60000 individus.
La sortie du roman de Mehdi Charef participe d’une certaine façon de ce mouvement de sensibilisation sur la place des Immigrés dans la société française. Si Le Thé au harem d’Archi Ahmed met à jour avec sensibilité et franchise le quotidien d’une cité, où Blancs et Beurs connaissent les mêmes difficultés sociales et économiques, le roman dévoile aussi les difficultés alors méconnues d’un adolescent issu de l’immigration. Avec si peu de souvenirs de son Algérie natale, qui est vraiment Majid ? Partagé entre deux cultures sans avoir la sensation d’appartenir à aucune, le jeune homme trouve ses repères dans sa bande de copains, et plus particulièrement dans son amitié sans faille avec Pat, son alter ego blanc. Majid refuse de parler arabe avec une mère plongée dans la nostalgie du bled. Mais il refuse aussi de « s’effacer » dans un processus d’intégration jugé aliénant. Il sabote donc ses possibilités de trouver un emploi certes stable, mais contraignant. À cette époque où les familles maghrébines immigrées prennent conscience de l’impossibilité d’un retour au pays et où les Français de souche réalisent qu’ils vont devoir accepter leur présence permanente, Majid, parangon d’une seconde génération en quête de statut, apprend à vivre avec un racisme rampant. Le roman est aussi un hommage à la génération des parents, ces « primo-arrivants » qui ont laissé leur cœur de l’autre côté de la Méditerranée et tentent de s’en sortir et d’élever leurs enfants, dans un pays dont ils ne maîtrisent pas toujours bien ni la langue ni les codes culturels.
Du roman au film
À la sortie du roman, Costa-Gavras en achète les droits, avec l’intention de réaliser une adaptation cinématographique. Puis il rencontre Mehdi Charef et l’incite à passer à la réalisation, en mesurant à quel point ce récit est autobiographique. Il se réserve un rôle de conseiller technique et de photographe de plateau, afin d’épauler le débutant dans cette entreprise inédite pour lui. Sorti le 30 avril 1985, Le Thé au harem d’Archimède est une adaptation très fidèle du roman, chaque réplique du film étant déjà contenue dans un roman mûrement réfléchi. Les titres du roman et du film constituent un jeu de mots sur l’expression « théorème d’Archimède », expliqué dans le film dans une scène analeptique filmée en noir et blanc. Dans la classe de collège de Majid et Pat, un certain Balou orthographie de façon fantaisiste cette notion de physique : « le té au arem d’archimed ». Cette scène est la transposition d’un véritable souvenir d’école de Mehdi Charef : un élève de sa classe avait cru entendre le professeur prononcer les mots « thé au harem d’Archi Ahmed », expression utilisée telle quelle pour le titre de son roman. Mais, prêtant à confusion en pouvant laisser croire que ce Archi Ahmed était l’auteur du livre, le titre est contracté pour la version cinématographique.
Succès critique et public à sa sortie en salles, le film est récompensé à la cérémonie des César en 1986 (césar du meilleur premier film et nomination au césar du meilleur espoir masculin pour Kader Boukhanef), après avoir obtenu le Prix de la jeunesse au festival de Cannes et le prix Jean Vigo en 1985. Le film suit donc l’errance de deux amis d’une même cité. Contrairement à ses frères et sœurs plus jeunes, Majid (Kader Boukhanef) est né en Algérie, mais n’a que de vagues souvenirs de son pays d’origine. Il se revendique comme Français et n’a que faire des traditions religieuses familiales. Sa mère, Malika (magnifique Saïda Bekkouche), fait de son mieux pour élever ses enfants et s’occuper de son mari malade, mentalement diminué suite à un accident de travail. Elle trouve aussi l’énergie d’aider Josette (Laure Duthilleul), mère célibataire dépressive, dont elle garde le fils. Pat (Rémi Martin) est Français de souche, mais il rencontre les mêmes difficultés quotidiennes que son ami Majid, surtout depuis le départ de son père du domicile familial. Se connaissant depuis l’enfance, ces deux jeunes chômeurs en échec scolaire liés par une amitié indéfectible passent le plus clair de leur temps à traîner dans la cité. D’un côté, ils n’ont pas de remords à prostituer une femme alcoolique auprès d’ouvriers de chantier pour quelques billets. D’un autre, ils débarrassent le quartier d’un vendeur de drogues dures, afin de maintenir la sécurité et la tranquillité des lieux. Mais ils se plaisent aussi à jouer les pickpockets dans la capitale. La réussite financière de Balou, le cancre qui ne savait même pas écrire « théorème d’Archimède » correctement au collège, leur intime le respect. Majid et Pat, copains de galère, rêvent d’argent facile et de plaisir fugace, à défaut s’autoriser la faiblesse d’aimer. Si Majid est secrètement amoureux de la sœur de Pat, qui lui apparaît comme un modèle de sagesse et de réussite, il déchante lorsqu’il découvre qu’elle se prostitue rue St Denis.
Les débuts d’un « cinéma de banlieue »
À sa sortie, le film est considéré par la presse comme la représentation inédite et lucide de banlieues prolétaires de plus en plus métissées dans les années 1980. Juste après Laisse béton (Serge Le Péron, 1983) et avant De bruit et de fureur (Jean-Claude Brisseau, 1988), Le Thé au harem d’Archimède déploie un récit s’organisant autour de personnages jeunes et masculins, d’origines différentes, rêvant d’échapper à l’enfermement physique et psychologique que semble représenter la cité HLM. En parcourant les thèmes de la misère sociale, de l’échec scolaire, du chômage, de la délinquance, des difficultés des rapports filles/garçons, du rejet des traditions familiales, Le Thé au harem d’Archimède aborde déjà en 1985 les thèmes récurrents des films de banlieue de la décennie suivante. Ces œuvres de réflexion, en rapport immédiat avec l’actualité sociopolitique et souvent sujets à polémique, tendent à stimuler le débat public sur l’état de la société française (clivages de classes, segmentations géographiques et sociales, conséquences de l’histoire coloniale…). Préfigurant le développement de ce que la réception critique reconnaîtra comme un véritable genre à la sortie de La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995), l’intérêt du Thé au harem d’Archimède réside (entre autres) dans sa démarche d’ouverture. En mettant sur le devant de la scène cinématographique un jeune duo mixte (dix ans avant le trio black-blanc-beur de Mathieu Kassovitz), Mehdi Charef donne la parole à un groupe dominé, d’un point de vue aussi bien générationnel, qu’ethnique ou économique.
Le style naturaliste du film lui donne l’aspect d’un document brut : la caméra suit les déambulations de Majid et Pat, sans occulter les mauvaises actions des deux compères. Cependant Mehdi Charef ne peut pas s’empêcher de trouver des circonstances atténuantes à leurs exactions. Si le duo n’a pas de complexe à jouer les maquereaux à la petite semaine, Pat se désole que leur prostituée ivrogne dépense sa part des gains en alcool, plutôt que pour nourrir son enfant. Au fond, ces petits délinquants auraient du cœur et un certain sens de la morale… Et quand ils volent un Français à l’air beauf dans le métro parisien, leur délit est finalement justifié par les préjugés racistes de leur victime, qui désigne immédiatement Majid en s’apercevant qu’il a été délesté de son portefeuille. Le type se jette sur le jeune Beur qui n’a rien sur lui, puisque c’est en fait Pat qui s’est emparé de son bien. La victime devient coupable, face à deux habiles délinquants capables de retourner le racisme à leur avantage. Le regard bienveillant de Mehdi Charef sur ses personnages a tendance à obliger le spectateur à les excuser et à les comprendre en toutes circonstances, sans aucune distance critique possible. Mais cette recherche d’empathie inconditionnelle s’explique par l’inspiration autobiographique du film.
Chez Charef, l’espace de la cité est montré aussi bien comme un lieu de refuge (pour les jeunes délinquants qui en connaissent les moindres recoins et parviennent ainsi à semer leurs poursuivants), que comme un lieu d’enfermement mental (pour Josette qui tente de se jeter d’un balcon ou pour Malika qui regrette son pays et s’évade par la prière). Le recours à un jeune duo archétypal comme figures centrales du récit permet de souligner le malaise né d’un sentiment de marginalité. Dans le microcosme claustrophobique de la cité, le désir de fuir est d’autant plus puissant pour les adolescents, ces êtres en deux âges encore incapables de s’assumer seuls, mais brûlant d’être indépendants et pris en considération. À la fin du film, l’escapade finale jusqu’à Deauville, dans une voiture volée, apparaît comme une fuite aussi réelle que fantasmatique, le trajet étant rythmé par le récit de Pat se rêvant en gigolo d’une rombière généreuse. Voir la mer et être rattrapé par la police, telle est la seule fuite possible pour ces jeunes personnages en quête d’eux-mêmes. Quand Majid se fait attraper sur la plage, Pat se rend. Le Beur et le Blanc restent unis jusqu’à la fin, puisque rien dans leur comportement ne les différencie tout au long du film. Majid et Pat sont les deux côtés d’une même pièce, tout aussi égarés l’un que l’autre. Ils partagent une même vision du monde et une même insouciance. Ils sont tous les deux des enfants des cités, défendant ensemble leur territoire contre les agressions extérieures en multipliant les actes de délinquance (contre les adultes de la cité, contre la police). Ainsi Le Thé au harem d’Archimède cherche à offrir à voir l’image (fantasmée ?) d’une mixité parfaite chez les jeunes des cités, unis au quotidien en toutes situations.
Film beur ?
Le terme « beur » est apparu dans les années 1980 au moment du développement des mouvements antiracistes. Rappelons que ce vocable est très vite rejeté par ceux auxquels il est appliqué et se chargera ensuite d’une connotation désobligeante, si ce n’est péjorative. Mais la réflexion autour de ce terme est bien active à la sortie du film de Mehdi Charef. Quand Le Thé au harem d’Archimède est distribué en salles en 1985, la presse française réfléchit à l’émergence d’un cinéma beur en France, c’est-à-dire un ensemble de films réalisés par des cinéastes d’origine maghrébine. Cette année-là, le numéro de juillet de Cinématographe consacre trente pages à ce qui apparaît alors comme un nouvel ensemble spécifique du cinéma français. Les contours de cette vaste catégorie, déterminée par une seule caractéristique ethnique, demeurent alors vagues. En 1992, dans l’article « Immigrant Cinema : National Cinema – The Case of Beur Film », Christian Bosséno présente les différentes définitions accordées au vocable « cinéma beur ». Certaines définitions intègrent alors dans le « cinéma beur » les films réalisés en France dans les années 1960 et 1970 par des émigrés d’Afrique du Nord, comme Mektoub (1970) et L’Autre France (1974) d’Ali Ghalem, ou Les Ambassadeurs (1975) de Nacer Ktari. Ces films sont réalisés par des « primo-arrivants » (immigrés de première génération), auxquels le qualificatif de « beur » ne s’applique pourtant pas. Ces films militants abordent les difficultés liées au déracinement et dénoncent les revers de la vie en France. Ils sont associés au « cinéma beur » rétrospectivement, alors qu’ils sont antérieurs à l’émergence du phénomène beur. Selon Christian Bosséno, le vocable « cinéma beur » est aussi parfois utilisé pour définir des films réalisés par des cinéastes d’ascendance française, mais mettant en scène des personnages issus de l’immigration maghrébine. Dans son article, il choisit de s’en tenir à une définition plus claire et aujourd’hui communément admise, dont la composition peut toutefois sembler arbitraire : « un film beur est un film réalisé par un jeune individu originaire d’Afrique du Nord qui est né ou passé sa jeunesse en France, et dont les personnages principaux sont des Beurs. ».
À la sortie du Thé au harem d’Archimède, de nombreux articles insistent sur la dimension beure du film, à cette période où l’on s’intéresse particulièrement à la place de la communauté maghrébine dans la société française. La réception immédiate du film rappelle souvent le parcours original de Mehdi Charef, de Maghnia à Cannes, en passant par Gennevilliers. En interview, le réalisateur se définit comme Algérien et Français d’adoption, affirmant l’importance de ses racines. Sa réussite extraordinaire (de l’ouvrier fraiseur doté d’un vrai talent d’écriture au cinéaste révélé par Costa-Gavras) amène certains journalistes à le considérer comme l’exemple archétypal du Beur à l’intégration réussie. Cette vision schématique du jeune cinéaste conditionne évidemment la perception de son cinéma à cette époque. Pour Jean-Michel Frodon, Le Thé au harem d’Archimède est ainsi avant tout un film beur, comme l’indique alors explicitement le titre de son article pour Le Point : « Mehdi Charef : naissance du cinéma “beur” ». Dans la revue Cinématographe, Farida Belghoul va dans le même sens, lorsqu’elle désigne Le Thé au harem d’Archimède comme « l’une des premières occasions de voir une famille arabe au cinéma ». Il est vrai que, aujourd’hui encore, le film de Mehdi Charef apparaît comme une étape importante dans la représentation des minorités ethniques dans le cinéma français.
Conclusion
En montrant avec simplicité et authenticité la pluralité ethnique des cités, absente des représentations antérieures de cet espace social, Le Thé au harem d’Archimède construit un visage inédit de la banlieue dans le cinéma de fiction. Avec ce premier film, Mehdi Charef ouvre la voie d’une réflexion sur les enjeux sociologiques des espaces périurbains, toujours en développement aujourd’hui, avec des films comme Regarde-moi (Audrey Estrougo, 2007), Des poupées et des anges (Nora Hamdi, 2008) ou encore La Journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 2009). Après avoir abordé de façon détournée sa jeunesse à travers la figure de Majid en 1985, Mehdi Charef a poursuivi son parcours de réalisateur en tentant de se détacher des étiquettes « banlieue » et « beur », pour revenir finalement sur son enfance algérienne en 2007 avec Cartouches gauloises, sans réitérer malheureusement la belle réussite de son premier coup d’essai.