Au début des années 1960, la voix nasillarde et effrontée de Bob Dylan lâchait en guise de programme à venir « The Times They Are a‑Changin’ » et « A Hard Rain Is Gonna Fall ». Après qu’une pluie de bombes se fut abattue sur le Viêt-Nam, l’utopie de la contestation et de la lutte contre l’hégémonie américaine battait en retraite, condamnant ainsi toutes ses figures au désenchantement. Milestones raconte à sa manière cette défaite collective et la remise en question d’un engagement par ses acteurs au soir d’un crépuscule.
On pourrait avant tout préciser que la guerre du Viêt-Nam est devenue pour la période des années 1960 et 70, un traumatisme fort, la plaie ouverte d’une époque où les formes artistiques de la contre-culture allaient nourrir leurs inspirations. Au-delà de l’horreur du conflit lui-même, les massacres perpétrés au Viêt-Nam allaient polariser à l’intérieur des Amériques une véritable défiance envers un modèle terni et susciter par là même de fortes vocations chez les futurs tenants de la contre-culture. Robert Kramer semble effectivement le produit de cette mobilisation générale. Il est devenu un des personnages les plus éminents de cette agit-prop qui naissait sur le brasier d’un pays qui exposait au grand jour ses contradictions.
Robert Kramer appartient à cette frange dure de la contestation qui a cherché à faire état des paradoxes internes de l’impérialisme américain, des fortes inégalités qui ressortent d’un système basé sur le capital et la loi du profit. Kramer est donc un militant actif qui, situé à l’extrême gauche de l’échiquier politique, croit à la lutte des classes et au processus révolutionnaire (terminologie évidemment compliquée à retranscrire et entendre en 2008). Son activité politique l’a amené à défendre un art du cinéma inextricablement lié à un discours fort violent, où la défense des opprimés n’est pas un vain mot. L’idéologie révolutionnaire qui lui tient aux tripes, démarque absolument sa pratique du cinéma de toute ressemblance avec les productions de la région hollywoodienne. Kramer se place le plus en marge possible d’un système politique et économique dont il se veut le farouche opposant. Sa position de guerrier indépendant, ancré au cœur d’un communautarisme intellectuel, fait de lui le témoin privilégié de ces années troubles où une lutte de l’intérieur s’engage. On l’aura donc compris, la personnalité de Robert Kramer s’apparente à celle d’une sorcière qui, à la périphérie, s’enrage contre les valeurs moralement injustes et toutes les formes d’« exploitation » d’un système qu’il juge fasciste.
Pour bien comprendre la genèse d’un film comme Milestones, il faudrait à l’évidence se retourner sur les précédents opus cinématographiques de son auteur. Fondateur important de la structure indépendante « Newsreel », groupe de cinéastes qui visait à redéfinir le traitement des actualités contrôlées par l’« establishment », Kramer s’engage alors pour plus de transparence face aux agissements de la société US. En 69, il s’arme d’un objectif chargé de pellicule pour photographier dans The People’s War, l’enlisement de l’armée américaine au Viêt-Nam et défendre le peuple nord-vietnamien victime des pires exactions. Il soutient ainsi dans un groupe de propagande appelé « Vermont/ Vietnam » le Gouvernement Révolutionnaire Provisoire et le peuple nord-vietnamien. Mais c’est en réalisant, en 1970, le brûlant Ice que Kramer s’affirme comme un activiste politique cherchant par la lutte armée à mener une offensive contre les institutions au pouvoir. L’organisation ultra révolutionnaire qu’il montre sur un modèle fictionnel, en pleins préparatifs, dévoile un propos radical sur la nécessité de se liguer en un collectif d’action terroriste…. L’engagement de Kramer à travers ce film invite à considérer l’importance d’une communauté organisée en noyau de résistance pour mieux éclater au grand jour à la face de l’Amérique. Et de cette communauté rêvant de révolutions au Grand Soir pour défendre ses convictions, il y sera bien question dans Milestones tourné cinq années plus tard.
D’une durée fortement éprouvante (3h20), additionnée à une esthétique s’affranchissant de toute norme conventionnelle, Milestones s’inscrit, par sa forme et son sujet, dans aucun type de cinéma reconnu jusqu’alors. Ce film de fiction (c’est-à-dire écrit et scénarisé) déguisé en faux documentaire est constitué de multiples supports qui ne permettent jamais de le saisir en toute transparence. La forme ouverte du film se déroule comme un ruban tissé par des images discontinues, éclaté en mosaïque par une dispersion constante et un montage fait d’accrocs inconfortables. Le processus du film tend ainsi à dérouler le fil d’une espèce de tribu, de communauté fragmentée et faite d’individus pris dans des régions isolées. L’aspect incohérent du matériau accordé aux lacunes d’un montage désorienté, persiste à laisser le spectateur flotter dans un monde chaotique. La multitude de personnages saisis et capturées dans ce qui apparaît comme leur vie quotidienne laisse peu de places à l’identification mais requiert davantage une attention maximale.
Milestones arbore ainsi les couleurs d’une esthétique « primitive », qui aurait totalement ignoré, ou tout simplement rejeté, les séductions formelles et la navigation stable des films hollywoodiens. La première heure du film suscite ainsi un vrai vertige au regard des bonds opérés par l’hétérogénéité des éléments et la succession de rencontres « sur le vif » avec les acteurs d’une culture qui court à travers tout le territoire sous la culture dominante (invisible ici). Une parole circule malgré tout d’un espace à l’autre du continent et, de reprises en échanges, tisse un questionnement général sur la démobilisation des esprits. D’une tribu de hippies vivant nus et retranchés dans un espace périphérique à une conversation angoissée d’une future mère avec sa génitrice, en passant par le retour d’un activiste politique après des années d’incarcération, les fragments s’agencent autour d’un même noyau, appelé communauté. Ainsi ce qui éloigne à première vue une sous-classe blanche des États-Unis diffractée par un montage lâche parvient à constituer un tout au regard du sentiment de défaite qui hante toutes les conversations. Les trajets individuels de chaque personnage ou encore des couples représentés laissent donc poindre dans les mots qui se libèrent l’idée d’une forme de résignation collective. Un réseau de correspondances implicites œuvre dans le film afin de saisir l’amertume et la résignation de ces figures qui ont vu leurs idéaux gâchés et leur rêve anéanti.
Kramer s’interroge avec ses personnages et le spectateur sur les notions de liberté, de partage et de lutte à l’heure où la contre-culture semble partagée (voire récupérée) et où la perspective d’une libération passant par la politisation rencontre un pur rejet. L’extinction de la lutte et l’éparpillement des préoccupations individuelles apportent alors son lot de peurs et d’appréhensions pour les jeunes militants d’hier. De même, ces individus qui vivent clandestinement en marge de la société consumériste semblent éprouver de grandes douleurs à ne pouvoir échapper à un système avec lequel il faut malgré tout composer. Ce sera tout le malheur de cette mère de famille qui chargée de responsabilités envers ses enfants doit, la mort dans l’âme, chercher un travail de pompiste pour éviter la précarité. On verra aussi naître toute la perdition de ces dissidents lors d’une séquence ironique dans un supermarché dont les étals sont remplis de soupe Campbell. Cette vie de clochards célestes coûtera aussi la vie au G.I. démobilisé Terry qui désirant être réhabilité, est invité malgré lui à voler dans une villa avant de se faire abattre froidement par la police.
Milestones traduit ainsi un rappel à l’ordre pour cette communauté qui n’a pu, ni su véritablement se défaire de la norme et demeure ainsi condamnée à être orpheline d’un rêve. Le fantasme d’un retour aux sources, d’une existence vécue en ermite dans le désert semble être une chimère, une fantaisie de plus que la civilisation n’accepte pas. Là où le discours de Kramer prend de l’épaisseur c’est par l’intermédiaire de tous ces instants où l’impossibilité de s’exclure soi-même d’un monde que l’on ne reconnaît pas, ramène inéluctablement à une société où les inégalités sociales persistent et sont même parfois plus violentes encore pour l’individu.
En réponse à ce motif de la ségrégation qui tient aux chevilles l’histoire des États-Unis, le réalisateur oppose, par le biais de séquences où les amis se retrouvent sur leur route, une formidable solidarité entre tous les membres de la tribu. Durant ces scènes où le miroir fêlé des destinées individuelles se recompose et forme un tableau majeur de retrouvailles, le lien affectif et le soutien moral des uns envers les autres renaît. À l’inverse d’un système où l’isolement de chacun permet le contrôle des citoyens, la renaissance du collectif correspond à un indivisible cercle d’humanité. L’expérience de la solitude et de l’isolement que vivent tous les personnages apeurés face à de nouvelles responsabilités, en appelle donc à ces bouleversantes séquences de rapprochement familial.
Là où l’impasse d’idéal politique de Milestones invite à la mélancolie d’un paradis perdu, les liens génétiques, quasi organiques, de cette famille d’exclus rappellent comment surmonter les échecs passagers d’une bataille et comment une guerre politique se mène quotidiennement, à plusieurs. Ces moments d’union sont aussi éclairés par tous ces instants rejoués de transmission, où par exemple un père offre à son enfant les clés d’un savoir afin de l’armer en vue de son existence future. Il lui explique ainsi que les saisons comme les existences humaines obéissent à des cycles et que le ralentissement hivernal est toujours suivi d’un épisode de bourgeonnement, d’éclosion printanier. C’est à cet égard tout le processus de Milestones et la symbolique de cette stupéfiante séquence d’accouchement par laquelle la douleur d’une mère laissera place à une incroyable gaieté.