Une production de Paulo Branco, un premier long métrage à quatre mains de Jean-Manuel Fernandez, scénariste et réalisateur de courts après avoir produit à France Culture et monté pour Arte, et de Sean Price Williams, directeur de la photographie de Frownland et du Mulberry Street de Ferrara, joué par quelques inconnus ou méconnus dont la petite-fille de Jodorowsky. Un projet dont le centre s’annonce être la peinture, son art et le milieu de l’art, autour d’une course chancelante après un Caravage, d’experts, de faussaires, de mafieux et de filles. Il y a de quoi intriguer. Ne vous attendez pas, pourtant, à un voyage facile, Eyes Find Eyes n’est ni égal ni policé mais il marque par sa rugosité, par l’étrange homogénéité de ses ingrédients multiples et éloignés. Spectateurs fatigués des tiédeurs cinématographiques, vous ne devriez pas regretter de vous laisser empoisser par les matières de ce film.
Entrer dans Eyes Find Eyes, c’est comme ouvrir la salle cachée d’un collectionneur pirate, emplie d’œuvres volées, un big-bang de l’art. On pourrait y trouver pêle-mêle des toiles impressionnistes, pointillistes, romantiques, baroques. On avancerait entre les cadres, on remuerait les chevalets. Derrière il y aurait des tâches, d’épaisses traînées de dripping, des fresques murales, des graffitis, on hésiterait entre photographie et hyperréalisme. On verrait des couples dégoulinants de peinture faire un happening charnel. Il y aurait aussi des images projetés en continue, du film noir ténébreux tendance crépusculaire, avec voix off, saxophone et les quais de New York, du portrait de villes, du cinéma direct, du psychédélique, de la série B. Il y aurait Cassavetes, Brisseau, un semblant de Beauvois au loin, Henry Miller au centre. Des traces de matières, le grain du 16 mm, la netteté de la HD. Et tout ça, comme un miroir bosselé, renverrait une sorte d’image bâtarde et multiple, étrange et envoûtante. Voilà, c’est Eyes Find Eyes.
Le cadre du film est un bout de la vie d’Ernst Ipsum, expert en œuvres d’art, dont le métier consiste à reconnaître le vrai du faux. D’un mot, il signe l’avenir d’un tableau : la reconnaissance et les millions, ou les oubliettes des copies démasquées. Good deal ou good copy. Entre New York et Paris, il pousse son art jusqu’à le pervertir et ne s’interdit pas de voler ou falsifier pour répondre aux délirantes demandes de riches acquéreurs. A force de jouer au vrai ou faux, de glisser entre l’amour d’une femme et le sexe des autres, Ernst s’emmêle les pinceaux, prend une commande impensable pour réalisable et de dangereux mafieux pour des amateurs, Paris pour une galerie et New York pour une fiction. Et voilà Ernst, pensif et dans les vapes, qui s’engage à livrer L’Incrédulité de Saint-Thomas du Caravage, sans même savoir où se trouve le tableau à dérober.
Dans ses grandes lignes narratives, Eyes Find Eyes est un patchwork de séquences éclatées, construites sans distinctions temporelles immédiates. Une structure qui tend vers un seul point d’énonciation, une suite de souvenirs touffus qui se bousculent et se chevauchent, narratifs ou abstraits, comme en fin de sommeil ou deux secondes avant la mort. On y voit le Caravage volé à Paris par un jeune couple brissaldien, une descente de police et la disparition du tableau. Ernst l’apprend un matin, alors qu’il émerge de sa bohème chic new-yorkaise qui défile comme du Brakhage, le corps encore pantois d’un corps à corps à trois, enduit de peinture et de liant. Il file à Paris. L’affaire s’engage mal, la narration s’intensifie, c’est que les mafieux s’impatientent.
Jean-Manuel Fernandez et Sean Price Williams ont partagés les villes en deux supports. Le 16mm pour New York la charnelle, la maniériste, dont l’Hudson charrie les corps de cinématographies persistantes, la HD pour Paris, plus réaliste, où Ernst chute mais se débat. On y voit, outre ses déboires, de jeunes peintres travailler à copier les maîtres comme s’ils en étaient redevenus les patients et talentueux assistants. Les séquences de peintures sont si belles que le film en manque. Les pinceaux travaillent précisément les toiles, les matières se compulsent avec exactitude et minutie. Ernst admire la qualité, surtout il la jauge. Ernst et ceux qu’il fréquente sont des marchands, ils s’endorment lorsque les peintres travaillent. Le marché de l’art, dépeint par Jean-Manuel Fernandez et Sean Price Williams, est obscène et malade, et pas de marché sans consommateurs. La copie n’y a d’action sur l’original qu’en en mesurant la rareté, à l’occasion elle peut le remplacer, tant que c’est officiel tout le monde s’en félicite. Au fond, les yeux cherchent moins l’œuvre que l’apostille. Le marché est comme Ernst, il a perdu le sens de la réalité, en chiffrant la beauté il n’admire plus que la beauté du chiffre. Et les artistes ? Ceux que l’on voit peignent, prennent après tout plaisir à reproduire, et puis le soir travaillent à leurs projets, où resurgissent les traces des influences qui les ont occupées.
C’est ce que fait à sa manière Eyes Find Eyes du cinéma qui le nourrit, avec son format 4/3, son esthétique années 1980, la traîne des cinéastes qu’il évoque, sa mémoire presque corporelle de New York, ses tics de genres, parfois jusqu’au ridicule ou au sale. Mais si les cinéastes raccordent extrêmement leur film à la peinture, en appuient parfois lourdement ou maladroitement les liens organiques jusqu’à conclure sur un happening gore et coloré comme une série B, le trouble puissant d’Eyes Find Eyes vaut le détour. Loin des multitudes de productions qui n’usent des codes et des influences qu’en les copiant à la lettre, sortir poisseux et pensif d’un film où ils miroitent fait un bien rare.