L’Instinct de mort et L’Ennemi public n°1, L’Assaut, Omar m’a tuer, à présent Présumé coupable, bientôt Les Lyonnais… Comme inspiré par Hollywood, le cinéma français connaît un regain d’investissement dans le « basé-sur-une-histoire-vraie » au-delà des biopics, en nourrissant ses fictions avec les pages les plus édifiantes de la rubrique « faits divers » contemporaine. Avec autant de questions que chez le cousin d’Amérique quant au rapport développé entre vision du réel et industrie de la fiction. On connaît la règle hollywoodienne qui fait dissoudre les faits réels dans la machine à raconter des histoires, de sorte que seule subsiste l’histoire, la petite, quitte à sacrifier la grande. Face à un tel système, la question du respect de la réalité des faits se trouve évidemment hors de propos. Si la fiction calibrée ainsi produite recèle un discours sur le réel, celui-ci ne peut se trouver qu’en creux. Or le cinéma français se montre moins habile sur ce point : notre fiction « basée-sur-une-histoire-vraie » veut rester une bonne élève, appliquée à ne jamais oublier ni faire oublier ses intentions de reconstitution de faits réels. Du coup, son traitement du réel, autrement dit la vision du monde qu’elle entretient, s’expose à un jugement plus frontal, voire plus sévère.
Après l’affaire Omar Raddad trop sagement compilée par Roschdy Zem, c’est au tour d’un autre scandale récent de la justice française, plus criant encore, de se voir objet de reconstitution pour les grand et petit écrans, cette fois par Vincent Garenq : l’ « affaire d’Outreau ». Rappel des faits : en 2001, suite aux interprétations biaisées de témoignages d’enfants victimes de sévices sexuels et mis sous pression par les enquêteurs, appuyées par les aveux de deux couples, la machine judiciaire trop zélée conduit à la mise en examen de quatorze autres personnes totalement étrangères à ces crimes. Il faudra quatre ans de procédures faites de détentions provisoires démesurément longues, d’instruction exclusivement à charge menée par un juge au zèle aveugle, d’emballement d’une machine médiatique complaisante, puis de dégonflement progressif et d’un verdict aux compromis embarrassés finalement annulé en appel pour que l’erreur judiciaire soit complètement réparée, laissant néanmoins la société française — justice, politiques, médias, acteurs sociaux — face à des failles (notamment la foi portée dans la parole des enfants) dont la plupart restent sans réponse à ce jour.
Une seule voix
Dans une approche un peu (juste un peu) moins scolaire que celle du film-dossier de Zem, Garenq a choisi d’adapter fidèlement le livre autobiographique d’un des accusés innocentés, l’huissier de justice Alain Marécaux, allant jusqu’à collaborer avec ce dernier et son avocat de l’époque pour l’écriture du scénario. Présumé coupable est de ce fait une personnification de l’affaire d’Outreau par le cas de Marécaux (interprété tout en digne indignation et en performances corporelles par Philippe Torreton, impressionnantes pertes de poids incluses). Le personnage devient l’innocent injustement accusé qui sera la voix de tous les autres, le vecteur unique de l’éclairage sur cette sordide affaire, auquel le film veut bien accorder quelques fautes vénielles tel qu’un léger absentéisme familial, quitte à insister un peu trop sur cet effort d’éviter l’angélisme.
A priori, le choix du seul point de vue de Marécaux, qui plus est certifié authentique et documenté, paraît habile, puisqu’il permet à Présumé coupable de jouer à la fois sur le tableau du genre cinématographique (ces films où un innocent victime de la machine judiciaire lutte du fond de sa cellule pour faire éclater la vérité) et sur celui de la reconstitution d’un fait divers réel. D’un côté, le calvaire du héros se fait saisissant par défaut, la mise en scène jouant la retenue (ni musique ni effets de caméra : à peine un bref effet spécial, ni trop ridicule ni vraiment prenant, lors d’une scène d’hallucination) autour de son principal accessoire : Philippe Torreton, ses cris à l’injustice, ses larmes, son corps qui se creuse d’usure et de grève de la faim. De l’autre, à travers ce cas individuel, le scénario dessine consciencieusement un panorama de l’affaire, avec apparitions de ses autres protagonistes et dialogues explicitant son hors-champ non vécu par Marécaux. Sur les deux plans — spectacle de la descente aux enfers et exposé pour mémoire — le film s’incarne le mieux en resserrant son découpage autour de l’absurdité originelle de ce calvaire judiciaire (chaque scène d’échanges avec avocats, policiers et juge s’achève abruptement sur les incohérences du dossier et les partis pris obtus de l’accusation). Là où un Roschdy Zem se contentait de laisser reposer sa bonne conscience sur le caractère édifiant de son sujet, Vincent Garenq met au moins un peu du sien pour mettre en évidence l’emballement impensable d’une machine judiciaire qui se nourrit des moindres faits et gestes qu’elle entache de soupçon, et qui voudrait ignorer ses failles : une certaine matérialisation du vertige qui donne un peu de chair à Présumé coupable.
Une seule perspective
Mais au nom de quel point de vue (au-delà de l’indignation de rigueur devant l’injustice ainsi dénoncée) ? Cette réduction de la perspective sur le sujet — « bonne idée » somme toute facile — cette simplification pourrait-elle laisser filtrer une vision des choses plus subtile qu’elle de la part des auteurs du film ? Le doute est permis. Le risque, évident, de personnaliser ainsi une histoire collective est de la réduire à l’histoire d’un individu. Et Présumé coupable n’y échappe guère. La reconstitution consciencieuse a beau tourner occasionnellement sa caméra vers l’ensemble des acteurs de l’affaire d’Outreau, cela ne suffit pas à contrecarrer l’idée entretenue que celle-ci arbore le visage de Philippe Torreton incarnant Alain Marécaux, endosse ses tics et ses postures, fait sien son état d’esprit. Pire, à caractériser ainsi les idées censées atteindre le spectateur, à distribuer les rôles aux autres personnages (adversaires, soutiens, en retrait) par rapport à cette caractérisation-là, le film se laisse tenter par une approche n’incitant pas vraiment à la profondeur de regard, a fortiori sur des faits réels : le manichéisme, plus globalement une tendance discriminatoire à mettre en scène des oppositions sur des critères rudimentaires, et qui trahit une vision du monde tout aussi simpliste.
De façon prévisible, cela transparaît surtout dans les scènes de confrontation. C’est discret, mais perceptible dans les face-à-face entre Marécaux — l’huissier de justice sympathique, la loi à visage humain et à la voix chaleureuse — et Fabrice Burgaud — le juge d’instruction obtus, la loi au visage blafard et à la voie cassante. Mais l’usage de la physiognomonie, consistant à démarquer physiquement le bon camp du mauvais, tourne au rance quand le film confronte Marécaux à ses accusateurs, les deux couples ayant avoué leurs crimes. En cadrant les innocents sous un angle de trois quarts face respectueux et les autres en un face-à-face exhibitionniste, en prêtant aux premiers la clarté d’expression et les traits dignes, aux autres — et seulement à eux — l’épais accent mangeur de syllabes et les stigmates caricaturaux (il faut voir, pour y croire, les faciès de zombies dont sont maquillés les personnages de Myriam Badaoui et Aurélie Grenon, jouant à la fois sur l’outrance et la ressemblance grossière avec les modèles), l’opposition bien/mal va soudain draguer parmi les plus détestables des clichés sociaux. L’indignation affichée devient alors la manifestation inavouée d’une bonne conscience bourgeoise aux fondements douteux, cloisonnant trop facilement pour être honnête un mal à l’échelle sociale. Pour conjurer ce mauvais penchant, il aurait fallu que la mise en scène s’attache moins à ses trop séduisants repères de représentation — par exemple en mettant au centre de son récit, non un personnage-symbole isolé et identifiable, mais comme dans les faits réels, un groupe hétéroclite : la quinzaine d’accusés d’horizons divers, qui aurait révélé à quel point les ravages de l’affaire dépassaient les clivages sociaux. Cela aurait aidé à dissiper le sentiment que le point de vue de Garenq, au fond, n’est pas beaucoup moins simpliste et sensationnaliste que les raccourcis médiatiques amalgamant le sordide du fait divers et la grisaille du Nord.