On ne rencontre pas tous les jours les personnages d’Andrzej Żuławski, énonçait-on ici à propos de L’important c’est d’aimer (1975). Le titre, ou le sous-titre, de son nouveau film Cosmos primé au dernier Festival de Locarno par un Léopard d’argent de la meilleure réalisation, pourrait être le même, s’articulant à une dimension cosmique, celui de trouver le bon agencement au sein du cosmos, dans la mesure du possible. Nous sommes aussi quinze ans après La Fidélité (2000), libre adaptation de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, produit par Paulo Branco. C’est encore ce dernier qui est venu proposer à Żuławski d’adapter la nouvelle fragmentaire de Witold Gombrowicz Cosmos (1956). On trouve chez lui des personnages tout aussi hauts en couleurs – qu’on pense notamment à Yvonne, princesse de Bourgogne. Entre fidélité au style vif, absurde, fantaisiste de ce dernier, et infidélité pour des raisons d’efficacité scénaristique principalement, c’est bien la truculence et le cynisme de l’écrivain polonais qui est à l’œuvre ici où « rien ne s’explique ».
Si Żuławski adapte le texte en réalisant un film qui emprunte au théâtre (l’essentiel repose sur le jeu expressif des comédiens), à la bande dessinée (l’image choisie notamment), à la poésie (la langue de Gombrowicz qu’elle soit parlée, déclamée, ou écrite sur un écran d’ordinateur, le montage), c’est principalement une forme d’urgence qui court dans Cosmos où l’extravagance, et même l’hystérie, règnent.
Drôle de drame
Witold (Jonathan Genet), étudiant en droit mais surtout poète exalté, vient passer quelques jours dans une pension de famille et y rencontre Fuchs qui travaille dans la mode. La maison réunit un couple de parents (Sabine Azéma et Jean-François Balmer), le couple constitué par leur fille Lena (Victória Guerra) tout juste mariée à Lucien, et Catherette, femme de chambre à la lèvre boursouflée. La vie qui y règne est abracadabrante, souvent fantasque sur le mode du désordre et de l’incompréhension. La vie d’une petite communauté permet de mettre au jour une forme d’enquête sur les origines de la réalité (c’est ainsi que Gombrowicz caractérisait Cosmos), ses modalités, son dérèglement essentiel. La formule des Dupont chez Tintin « Bizarre, vous avez dit bizarre » est bien le mot d’ordre ici dont se font le relais les personnages et le jeu des comédiens, mais aussi le rythme syncopé du montage jouant de raccords audacieux et parfois poétiques. Cosmos mêle scènes de théâtre, pantomimes, drôleries et capsules de bandes dessinées au sein d’un « drôle de drame » pour reprendre le titre du film de Marcel Carné où Louis Jouvet énonce le célèbre : « bizarre, vous avez dit bizarre ? ». Le nœud du drame est autant une pseudo-enquête autour de mystérieuses pendaisons (d’un oiseau, de bouts de bois, d’un chat, etc.) que d’affaires amoureuses : pour la principale, Witold s’éprend peu à peu de Lena. Mais mieux encore, les deux sont liés : comme le dit Witold à propos des éléments pendus dans un élan quelque peu morbide : « ça me met en émoi ».
« C’est curieux mais ça change rien »
Derrière cette histoire foutraque où les uns peuvent énoncer « là, tu me largues », et où le spectateur peut de fait être plus ou moins largué, c’est en réalité une logique désirante qui est à l’œuvre où rien ne s’explique non plus. Les signes non expliqués partout à l’œuvre témoignent doublement de l’irrationnalité du monde comme du désir. Le motif de l’incandescence, de la brûlure, parcourt à ce titre tout le film et va croissant, figuré par la bouche boursouflée de Catherette, la bouche rouge de Lena ou l’ongle verni de rouge de Witold.
Il faut attendre un déplacement, une échappée dans les hauteurs qui se découpent depuis une mer agitée et sublime, pour que soient reconfigurées les données et qu’advienne une transfiguration au cours d’une nuit dans la forêt. Le film vire alors à une pure et inquiétante expressivité, dont le modèle emprunte à La Nuit transfigurée de Arnold Schönberg. La seule métamorphose à l’œuvre est bien le mystère de l’amour, c’est le seul miracle ici lorsque Witold énonce : « j’ai aimé ». Pour autant, « c’est curieux mais ça change rien », renvoyant à une forme d’absurde propre à l’univers de Gombrowicz. Dès lors, toute issue importe peu, et à la manière de Gombrowicz dont il est rappelé qu’il ne savait jamais comment terminer ses romans, ni quel sens ils avaient, Cosmos ne s’achève à proprement parler pas, ni n’épuise son sens, mais déconstruit le système même de sa représentation en révélant sa mécanique.
Si ce tour de passe-passe peut paraître facile, la fin surprend et constitue un bel exercice de montage renvoyant autant à l’absurde qu’aux possibles. Au contraire, la démultiplication des pistes de lecture lancées due à un imposant et éclectique name dropping peu fatiguer, voire agacer, de Tintin à Sartre, de Chaplin, Ophuls, Bresson, Pasolini, à Dreyer, et j’en passe. Moins qu’organisation irrationnelle, éclatée, folle, du monde, Cosmos peut être réduit à un film à la croisée d’une histoire d’aventures comiques et/ou tragiques à la Tintin et Théorème de Pasolini où c’est la présence d’un être qui reconfigure les relations existant au sein d’une famille, et en redistribue les modalités du désir. Au bout du compte, Cosmos constitue un film de chambre au grand jour, un septuor qui prend finalement l’air et de l’ampleur, puis l’obscurité de la nuit, pour mieux mettre en lumière ses ressorts et ses rouages. Ce n’est pas très nouveau mais c’est fait dans une veine délirante, et nous est rappelé qu’« il n’existe pas de combinaisons impossibles » – qu’il y a du possible au sein de l’impossible, qu’il y a du « sublime » au sein de ce qui est « beurk » (ne doit-on pas d’ailleurs à Burke un traité du sublime ?), même si rien n’y change.