Depuis quelque temps en France, au sujet des banlieues et des minorités, un même son de cloche se fait entendre : « surtout, ne pas faire de vagues ». Même l’humour, étranglé sous les injonctions à la prudence, n’ose plus aborder le sujet que sous l’angle hypocrite du vivre-ensemble. Pour se rendre compte à quel point le rire marche sur des œufs, il suffit de prendre Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, nouvelle référence en la matière – à défaut de mieux –, qui pour un coup asséné à l’un ou l’autre des représentants de telle communauté, en porte dix au couple de petits bourgeois. C’est qu’un trait d’union manque. Le rire, orphelin du politique depuis les années 1990 – point de départ historique du désengagement de la France envers ses banlieues –, ne sait plus comment s’y prendre sur le sujet. Le politique, autrefois maître des débats, s’est peu à peu retiré de la scène culturelle, au point de laisser un vide inquiétant devant lequel les médias et le cinéma semblent aujourd’hui complètement tétanisés. C’est dans ce climat de fébrilité – que les événements de janvier n’ont fait qu’exacerber –, qu’une comédie minuscule de quarante minutes laisse entrevoir un espoir que personne n’attendait vraiment. Haramiste – de Haram, « illicite » en arabe, auquel s’ajoute un suffixe farfelu qui en dit long sur le sérieux de l’affaire – répond à l’origine à une commande d’Arte sur les nouvelles rencontres amoureuses. Appel auquel Antoine Desrosières, auteur méconnu d’une petite œuvre émiettée sur trente ans, répliqua en plongeant un couple de jeunes sœurs musulmanes dans l’univers des Chatroulettes. Le projet, refusé par la chaîne, mettra finalement quatre ans avant qu’une commission n’alloue l’argent nécessaire à ses trois petits jours de tournage.
Air fellation
Et pour cause : dans une logique complètement désintégriste, Haramiste fout les pieds dans le plat et lève un à un tous les tabous de son sujet, sans concéder la moindre allégeance aux précautions du genre. Lequel, s’agissant du « film de banlieue », étouffe même en comédie sous la trouille de déraper dans l’une des trappes laissées ouvertes par les polémistes de tous bords. Devant la bonne vieille rengaine culpabilisatrice, le cinéma se recroqueville : comme si un film, et a fortiori une comédie, pouvait « blesser » des gens – littéralement leur causer des bobos. Malgré les dispositifs de censure et le filtre des commissions, malgré les gros yeux du service public – qui, rappelons-le, produit pour une large part le cinéma hexagonal –, comment peut-on encore laisser croire qu’un film peut, aujourd’hui en France, faire du mal à quelqu’un ? Au fond, c’est que cet immobilisme pétrifié au nom du « respect de tous », reflète une peur – et cette peur, qu’on instrumentalise à volonté, ne fait que le jeu des petits récupérateurs, au détriment du cinéma. La solution tenait peut-être dans ce geste d’une insolence toute bête, qui consiste à rire des paradoxes de deux beurettes prises dans l’étau du sexe, et de ces interdits en décalage total avec leur environnement. Haramiste en donne la preuve, lequel vient de remporter au festival Côté Court de Pantin le prix du public haut la main (avec une grosse proportion de scolaires), tandis que le jury, sans doute indisposé par l’audace du film, préféra couronner des candidats plus proprets. Il faut dire qu’avec ses débats en roue libre sur la sodomie, ses cours d’air fellation et la jalousie presque incestueuse qui règne entre les deux sœurs, le film pousse tous les voyants du politiquement correct au rouge. Totalement freestyle en apparence, il résulte en réalité d’un dispositif semi-improvisé, qui aura nécessité huit jours de répétition au cours desquels les comédiennes (Inas Chanti et Souad Arsane, deux météores à combustion différée, dont les jeux de relance produisent une complicité artificielle mais vraiment cocasse) ont fournit au film l’essentiel de sa matière.
Rendez-vous manqué
En guise de mise en scène, rien que le positionnement des deux actrices dans le décor, à peine doté d’un quatrième mur : pas de scénariste révolutionnaire, pas de tête d’affiche comique, deux pures amatrices, et pourtant le film n’ennuie pas une seconde. Au contraire, il cueille même à froid dès la première scène, quand la plus jeune des deux filles – voilée comme sa sœur – défend le fricotage devant son aînée, laquelle en fait des tonnes dans sa pantomime de vierge effarouchée. On préfère ne rien dire des meilleurs ressorts du film, toujours très simples, justement parce qu’ils déjouent astucieusement des attentes et des conventions auquel on pense machinalement – il faut dire qu’à force de bouffer de ce comique dominant, façon Jamel Comedy Club, le spectateur en connaît les ficelles par cœur. Cela dit, on ne dévoilera rien en affirmant qu’Haramiste ose beaucoup, et tourne en dérision ces paradoxes gros comme le nez au milieu de la figure, qu’aucun cinéaste n’avait osé venir chatouiller. S’il fait l’effet d’un éléphant dans un magasin de porcelaine – là où le même film, appliqué à deux versaillaises, n’aurait posé aucun problème – c’est précisément parce que l’objet effleuré, la communauté des musulmans de France, est l’un des angles morts du débat de société. C’est peut-être ce gros déni français des années 1990, contemporain de l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes et d’humoristes populaires, qui est à l’origine du divorce entre le politique et la scène culturelle. C’est pourquoi Haramiste, en prenant pour sujet – et non pour cible – le paradoxe de ces jeunes filles tiraillées entre les curiosités de leur âge et la tradition, n’incite à rien de plus que ce rire fédérateur, démocratique et sain, avec lequel la comédie française a complètement manqué son rendez-vous. Par les temps qui courent, le film sort peut-être au pire moment (à moins que ce ne soit le meilleur), mais une chose est sûre : lui au moins ne devrait pas rater le coche de l’actualité.
Ma cité va cracher
S’il ne manquera pas de faire du bruit – il soulèvera à coup sûr l’indignation de quelques grenouilles de bénitier –, c’est justement parce que ce rire prend simplement l’ère du temps à contre-pied ; laquelle, de plus en plus irrespirable, nécessite plus qu’un coup de Febreze pour dissiper les odeurs de renfermé. Formellement proche de ces pastilles pas drôles qui pullulent à la TV (Soda, Scènes de ménages, et toute la clique des bonnes vieilles recettes qui ne font de mal à personne, mais qui ne font pas de bien non plus) – cadrage frontal, scène du quotidien, bande de jeunes à la langue pendue –, on prend toutefois le pari que le coup de fraîcheur du film sera plus efficace qu’un Mentos, dont l’effet pour l’haleine ne dure qu’un instant. À condition qu’il parvienne à élargir son périmètre de confidentialité, il y a même des raisons d’espérer qu’Haramiste ouvre en grand les fenêtres du film de banlieue. Précisément parce qu’il s’attaque au genre qui cristallise aujourd’hui toute les convoitises et les tensions, il faut souhaiter que sa liberté de ton gagne du terrain sur la peur de froisser. Pour qu’enfin disparaissent ces injonctions hypocrites au respect, qui ne servent qu’à dissimuler la patate chaude. Et que le vivre ensemble, d’avantage qu’une invocation utopique, se donne les moyens d’exister pour de vrai. Or, tandis qu’Internet isole chacun dans sa coquille de certitudes, c’est peut-être au cinéma qu’échoit ce rôle d’intercesseur – une mission qu’Antoine Desrosières semble avoir bien comprise. D’utilité publique, Haramiste flanque un grand coup de pied dans la fourmilière du film de banlieue, et confirme au passage ce que beaucoup soupçonnaient : il y a bien quelque chose de pourri au royaume du rire français.