Le puritanisme américain ne cesse d’alimenter le cinéma de ce pays, pour le meilleur et pour le pire, que les films agissent dans son sens ou à son encontre, résolument ou en sous-main. Sur ce terrain, on connaît notamment la démarche de Hitchcock, lui-même puritain notoire, mais qui se servait de la représentation puritaine pour révéler a contrario les instincts enfouis. Stone, de John Curran, appartient à la catégorie opposée : celle qui, agitant des appâts déviants, ne fait finalement que titiller — pour mieux conforter — les penchants conservateurs de son public.
Curran (We Don’t Live Here Anymore, Le Voile des illusions) est un cinéaste qu’on voudrait apprécier pour sa sensibilité aux failles d’êtres tâchant de se conformer à une certaine normalité, si seulement cette sensibilité ne s’arrêtait pas aux limites du scénario et des schémas psychologiques en vigueur. Ici, un fonctionnaire de prison proche de la retraite (on devine sur son front l’étiquette « heure du bilan »), chargé d’évaluer les détenus en vue de leur éventuelle remise en liberté sur parole, tente de se blinder face à la défense manipulatrice de l’un d’eux, mais aussi aux charmes de la provocante épouse de celui-ci. Lui-même marié et chrétien pratiquant, il n’est pas vraiment un saint au départ, comme nous l’assène la première séquence faussement déconnectée du reste de l’intrigue. Démarrage qui, d’emblée, plante le film droit sur le terrain favori de cette part du cinéma hollywoodien qui se pique d’étude socio-psychologique en ne faisant que tirer les mêmes ficelles puritaines convenues : la culpabilité, exprimée en questionnements assez tape-à-l’œil pour concerner le public le plus bigot, tout en se passant de réponses explicites pour paraître intelligents (le représentant de l’ordre vaut-il mieux que le criminel ? est-il sain d’aller à l’église quand on est aussi vérolé par le péché que les autres ? dis-moi comment tu fais l’amour à ta femme et je te dirai qui tu es, etc.).
Flotter pour mieux sombrer
Pourtant, quelques signes font espérer un temps que ce Stone pourrait dédaigner de manger de ce pain rassis. Il y a d’abord la tare que ce genre de film choral avec confrontation dialoguée aux petits oignons appelle de ses vœux et qui, par sa tendance à l’autosatisfaction, serait à même de tenir à distance la lourdeur thématique : la performance d’acteur. Ce sont les gesticulations d’Edward Norton, comédien toujours volontaire jusqu’à être parfois encombrant, s’en donnant ici à cœur joie dans les tics propres à rendre un rôle faux en croyant faire vrai — faux accent, regard halluciné — mais aussi de Milla Jovovich qui, pour un de ses rares rôles dramatiques, met le paquet pour qu’on voie bien en elle la bitch de service mais-pas-si-insensible-que-ça. Entre ces deux forçats suant à grosses gouttes pour faire exister leurs personnages, Robert De Niro en impose par la sobriété du professionnel qui sait qu’il n’a pas besoin d’en faire tant que ça, et rappelle en passant aux persifleurs que même à travers son inégale filmographie récente, il garde foi et talent dans son métier. Et puis, écrin pour cette théâtralité plus ou moins ostensible, la mise en scène de John Curran fait mine de tirer ces luttes verbales et intérieures au-dessus de leur sens pesant. En travaillant sur les sensations, les humains réduits à leurs regards perdus, la chaleur baignant sans relâche la nature, accablant ceux confits dans les habitudes et exacerbant les sensualités et les pertes de contrôle, il parvient à détacher par moments le récit de sa lisibilité biblique pour en faire une sorte de conte de l’intime qui pourrait être surnaturel, comme une fiction solaire (comme le Michigan estival et rural filmé ici) et néanmoins gothique par les sombres secrets qu’elle fait suinter.
Et puis non. L’effet hypnotique s’estompe, les facilités sautent aux yeux (le montage alterné de trois scènes qui réunit de force les regards des personnages dans le même sentiment cliché de culpabilité), les tentatives d’abstraction de Curran buttent inexorablement contre la sommation auquel il se soumet, celle de mettre en évidence bien concrètement — même avec l’air de ne pas y toucher — les grosses lignes thématiques du scénario. Tandis que des voix off — l’autoradio de l’officier — jouent continuellement les moralistes en dissertant sur Dieu, le déclin de la morale, le péché originel et autres lamentations propres à affoler le bon chrétien, le détenu Norton, pris d’une crise mystique fumeuse, devient l’objet d’une ambiguïté racoleuse qui ferait de lui un démon manipulateur ou un messie châtiant les hypocrites, le châtiment signifié par des sirènes de police en arrière-plan du visage de l’épouse bafouée et accusatrice. À la fin, De Niro lèvera comme il se doit les yeux au ciel. Et on sent bien que si Curran ne tranche pas la question du personnage de Norton (coupable ou complice passif ? démon ou ange ?), c’est moins pour inviter à réfléchir que pour garder dans sa poche les publics conservateur et progressiste, restant ainsi dans la démarche faussement perturbatrice et vraiment lâche chère à de faux auteurs et vrais roublards comme Todd Field (Little Children) ou Sam Mendes (American Beauty). Ce Stone-là n’a rien du pavé dans la mare : plutôt de celui qui flotte un moment à la surface du puits d’eau croupie où il va couler.