Alors que la passionnante autobiographie de Samuel Fuller, Un troisième visage, est parue en août dernier dans sa traduction française, les Cinémas Action ont eu la bonne idée de programmer la ressortie de Violences à Park Row, invisible en DVD en France et rarement montré sur les écrans. Sans doute le film le plus autobiographique de Fuller, essentiel dans ses impulsions thématiques pour une bonne appréhension de l’œuvre du réalisateur, Violences à Park Row fut largement incompris par le public au moment de sa sortie, puis un peu oublié face à d’autres opus plus tonitruants, tels que Shock Corridor ou Le Port de la drogue. Le film, qui restera pourtant comme le « récit préféré » de son auteur, « mais aussi », selon ses propres mots, comme « le plus grand bide de tous les temps », mérite largement un petit détour.
En 1951, Samuel Fuller approche de la quarantaine et vient de terminer son quatrième film, Baïonnette au canon, qui creuse le sillon du film de guerre initié un an auparavant avec J’ai vécu l’enfer de Corée. Darryl Zanuck, qui a produit le film, se réjouit de son succès et offre à Fuller d’enchaîner sur un projet en Cinémascope, technique encore toute neuve pour les studios hollywoodiens. Le cinéaste lui propose alors le scénario de Violences à Park Row, évocation des débuts du journalisme américain dans le New York de la fin du XIXe siècle. Zanuck est enthousiaste, mais impose quelques changements à Fuller. Un titre plus vendeur pour le tout-venant, qui n’a jamais entendu parler de « Park Row », rue de New York qui devint l’un des fiefs historiques du journalisme en pleine essor. Un acteur de renom, Gregory Peck, plutôt que le méconnu Gene Evans avec qui Fuller venait de tourner Baïonnette au canon et qu’il souhaitait imposer dans le rôle titre. Et enfin, quelques modiques concessions formelles afin de mieux convenir aux attentes du public et à l’air du temps, soient une image en couleur plutôt que l’austérité du noir et blanc, le Cinémascope plutôt que le traditionnel format en 4/3, et l’adjonction de quelques chansons pour transformer le tout en comédie musicale. Fuller, qui a beaucoup d’estime pour Zanuck, refuse toutefois ses propositions en bloc et décide qu’il fera le film par ses propres moyens.
Tourné en 14 jours, avec un budget minuscule (200 000 dollars personnellement investis par Fuller, moins mille dollars qu’il gardera tout de même de côté pour sa vodka et ses cigares), Violences à Park Row occupe une place à part dans la filmographie du réalisateur. Véritable manifeste d’indépendance, chez un cinéaste qui sut pourtant toujours composer intelligemment avec les studios et la censure, le film marque un tournant dans la carrière de Samuel Fuller : « Pour la première fois », raconte ainsi le réalisateur dans son autobiographie, « je rêvais d’avoir le contrôle artistique complet sur un film, pour être sûr que ce serait bien ma vision qui serait projetée sur grand écran. Je ne pouvais pas faire de compromis sur le sujet, il était trop important pour moi. Bon Dieu, Park Row, c’était moi ! » Car à l’instar de l’un des personnages du film, gamin enthousiaste et terriblement dégourdi, le cinéaste avait débuté une précoce carrière de journaliste en se faisant embaucher à 12 ans comme « copyboy » (chargé dans les locaux d’un quotidien d’effectuer diverses courses) au New York Evening Post Journal, situé sur Park Row. Toujours dans son autobiographie, Fuller raconte ainsi sa première visite des locaux du quotidien, découverte émerveillée du vacarme enfiévré de la salle d’imprimerie, de la rédaction et de son remue-ménage galvanisant.
« Fantastique poème à la gloire de la linotype, du journalisme et de la démocratie », Violences à Park Row évoque donc la première vie de Samuel Fuller, en même temps que sa première passion. En guise d’ouverture, un plan composé d’un patchwork de quotidiens, allusion métonymique aux quelque 1772 journaux américains qui avaient cours à l’époque du tournage, auquel succède une dédicace sans équivoque : « L’un d’entre eux est le journal que vous lisez. Ils sont tous les stars de cette histoire. Ce film est dédié au journalisme américain. » Suivra un long plan séquence sur la rue évoquée par le titre, où marche d’un pas énergique Phineas Mitchell, bientôt le héros de cette histoire. Surplombée par la silhouette imposante de Benjamin Franklin, Park Row abrite, à la fin du XIXe siècle, le fleuron du journalisme américain. Nous sommes en 1886, Les États-Unis fêtent le centenaire de leur déclaration d’indépendance (dont Franklin fût l’un des corédacteurs et signataires), et New York s’apprête à recevoir la Statue de la Liberté, cadeau de l’État français à l’occasion de cet anniversaire. Phineas Mitchell (Gene Evans), est rédacteur pour le journal The Star, tenu d’une main de fer par la cynique mais charismatique Charity Hackett (excellente Mary Welch, que Fuller avait découverte au théâtre et dont ce fut le seul rôle pour le cinéma). Parce qu’il réprouve les pratiques du quotidien, qu’il juge crapuleuses et indignes de la noble mission qui incombe au journalisme, Mitchell s’oppose avec virulence à sa supérieure et se fait mettre à la porte. Un imprimeur lui propose alors de s’associer à lui et de fonder son propre journal, The Globe, qui organisera bientôt une vaste campagne de levée de fonds pour l’édification du socle de la Statue de la Liberté.
À la faveur de longs plans séquences aussi amples que nerveux, Violences à Park Row s’anime d’un souffle épique qui évoque le film de guerre, ou peut-être le western, deux genres cinématographiques auxquels Fuller s’adonna avec bonheur. La particularité du film étant, selon le cinéaste lui-même, « d’évoquer l’intensité agressive de la compétition entre les idées. Mitchell doit se battre pour ce qu’il croit avec des mots plutôt qu’avec des pistolets. Les mots sont plus puissants que les armes. Mais les poings peuvent toujours servir ». Idéaliste invétéré, Phineas Mitchell part à la conquête de la vérité et de la justice comme d’autres partaient à la conquête de l’Ouest, et se jette à corps perdu dans tous les combats. Le combat pour l’indépendance des journalistes, dont les forces antagonistes, les avancées et reculs sont développés ici avec une rigueur quasi didactique ; le combat pour la modernité et l’éclosion d’une presse accessible au plus grand nombre, avec la mise au point de la révolutionnaire linotype « Mergenthaler » (procédé qui permit d’augmenter considérablement les volumes d’impression), bricolée dans les locaux du Globe par Ottmar Mergenthaler lui-même. Enfin, le combat que constitue la levée de fonds pour la construction du socle de la statue de la Liberté, bataille historique qui fut en réalité menée par Joseph Pulitzer, écho d’un passé indépendantiste sans cesse réactualisé, dont la portée symbolique s’introduit dans le récit, comme souvent chez Fuller, avec la délicatesse suggestive d’un bulldozer. Car comme le fait très justement remarquer Martin Scorsese, dans la préface du Troisième Visage, « [Samuel Fuller], l’homme qui a réalisé Quarante tueurs, Les Bas-Fonds new-yorkais, Le Port de la drogue ou Violences à Park Row, n’avait pas le temps de faire dans la dentelle. (…) Les films de Fuller sont convulsifs, violents. Comme la vie, lorsqu’elle est vécue avec pure passion »
Retour sur un premier amour galvanisant (Fuller confessera d’ailleurs à la fin de sa vie que son rêve secret aura toujours été, justement, de diriger un journal), Violences à Park Row a la ferveur idéaliste et la vitalité des premières fois. Si, en prenant le journalisme pour toile de fond, le film évoque Shock Corridor, réalisé par Fuller une dizaine d’années plus tard et qui fut bien plus heureux auprès du public de l’époque comme de la postérité, Violences à Park Row se démarque dans la filmographie du cinéaste non par son idéalisme (qui imprime toute l’œuvre du réalisateur, même en ses recoins les plus cyniques et cinglants) mais par son idéalisme optimiste. Si le film rassemble une bonne partie des thèmes fulleriens (l’importance de l’Histoire, l’inévitable incursion du politique jusque dans des questionnements apparemment privés, ou encore une certaine obsession pour la violence, exposée sans concession comme un agent fondateur de la société, mais toujours dénoncée), Violences à Park Row est enfin et surtout une métaphore ardente du rêve américain, avec ses faiblesses et ses contradictions. Seul combat qui vaille la peine d’être mené, qui résume en somme toute la vie du réalisateur, le combat pour la liberté trouve à s’illustrer en un plan séquence hallucinant, scène de bagarre des plus énergiques où Phineas Mitchell finit par assommer son adversaire en lui éclatant la tête… contre le socle de la statue de Benjamin Franklin.
Une économie chancelante, une structure sans cesse mise en péril par les attaques extérieures, mais un idéalisme et une ardeur qui permettent tout de même de remplir, coûte que coûte, la grande mission du journalisme, fût-ce en imprimant le quotidien sur du papier de boucherie… Le Globe de Phineas Mitchell évoque à bien des égards toute l’entreprise de Fuller. Ce dernier donnera d’ailleurs, quelques années plus tard, le nom du journal de Violences à Park Row à sa maison de production. « Après avoir fait ce film » se souvient le cinéaste, « j’étais plus sûr de moi que jamais, et prêt à m’attaquer à n’importe quel sujet, même le plus controversé. Je savais mieux écrire avec ma caméra. J’inventais des techniques pour créer l’atmosphère que je désirais. Par exemple, pour la scène d’émeute, nous avons accroché une caméra sur le dos d’un opérateur. Il a couru dans la rue dans tous les sens pour donner une vision viscérale de la violence de la foule. La lourde caméra accrochée sur son dos annonçait la “Steadicam” d’aujourd’hui. » À l’instar de Phineas Mitchell, qui espère et encourage l’invention de la linotype et fait en cela figure de visionnaire, Fuller aura toujours eu une coudée d’avance en termes d’audace, faisant œuvre d’une insolence formelle à toute épreuve et d’un goût pour la liberté que l’expérience de Violences à Park Row, malgré l’échec commercial du film, n’aura donc fait que renforcer.