Courrier des lecteurs
Je garde du Ruban Blanc une contextualisation des inhumanités d’une petite communauté repliée sur elle-même et concentrée autour d’un noyau aristocratique qui ne parvient pas à maintenir la stabilité incarnée par son rang social. Ici les codes sociaux et les hiérarchies sociales sont transmises aux enfants sans détour, le principe de reproduction s’opère par les chemins pervers de la punition. Tout le monde est touché, de l’enfant de grande famille à l’enfant trisomique, de la famille aristocratique au couple de fermier. Il n’y a personne à incriminer. Les crimes sont le pendant de cette société qui se congestionne de l’intérieur. Les plans sont d’une grande pudeur surtout le moment où le fermier se recueille auprès de sa femme. Un seul Acte est montré : celui où les têtes de choux sont coupés. Qu’est qu’une société sans éthique ? A défaut d’une leçon de morale et de psychologisation du crime, je vois là un film sociologique où le crime est compris dans un ensemble d’intéraction complexe qu’il s’agit justement de comprendre. (Com-prendre c’est prendre avec les raisons sociales des actes).
Bien cordialement,
Aurélie M.
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Bonjour,
Votre lecture argumentée du Ruban blanc est extrêmement intéressante, je pourrais même dire convaincante. J’ai d’ailleurs fait allusion dans mon texte sur Hadewijch à ce qui me semble une exploration intéressante du Ruban blanc : les rapports entre éducation puritaine, innocence et perversité. Mais le problème que j’ai avec le film est qu’il se pose justement, avec solennité, comme démonstration de ce que vous et moi y lisons. Or je crois profondément qu’un film ne peut se réduire à une étude sociologique, au traitement d’un sujet, mais que sa chair même, ce en quoi il fait art, se situe ailleurs, dans la monstration mais pas dans la démonstration ; dans la retenue ou dans l’excès mais jamais dans l’étalage ; dans le rapport au monde que le cinéaste exprime par sa façon de filmer les corps, l’espace et le temps.
Ce rapport au monde se révèle entre autres dans son rapport au spectateur. Et celui de Haneke est problématique. Moins dans Le Ruban blanc que dans les films précédents, davantage pervers et sadiques, il est vrai. Mais tout de même moralisateur et hypocrite dans son rapport à la fascination du mal, qu’il se refuse à aborder de front, se complaisant dans une mise en scène rigoriste (ce que vous appelez pudique, sans doute), tout aussi puritaine que ses personnages — et c’est là une occurrence tout à fait inintéressante d’ »adéquation entre la forme et le fond », pour reprendre une expression à mon avis absurde mais souvent utilisée en commentaire d’art.
Rigorisme qui ne l’empêche pas de se montrer, à l’occasion d’au moins deux raccords, totalement abject. Je pense :
1. au raccord qui juxtapose la scène où le pasteur fait avouer à son fils qu’il s’est livré à la masturbation et celle où le médecin termine de prendre la sage-femme par derrière : raccord qui suggère que le pasteur est en train de violer son fils pour le punir, avant qu’on ne se rende compte qu’il s’agit du docteur, vu de dos donc difficile à identifier au premier coup d’oeil
2. au raccord qui juxtapose la scène où le médecin inflige d’odieux jugements à sa maîtresse, qui évoque la possibilité de se supprimer face à tant d’humiliation (scène en soi très cruelle, d’une cruauté froide, sournoise et contre-productive) et le plan de la procession d’un cercueil : raccord qui suggère que c’est la femme qui s’est suicidée, avant qu’on ne comprenne qu’il s’agit du paysan pendu un peu plus tôt dans le film
Je trouve qu’infliger cela au spectateur est dégueulasse, que c’est une manipulation de père fouettard. Je ne dis pas que le cinéma, pour nous ouvrir les yeux, ne doive nous faire violence, mais cette violence-là, uniquement placée sur le registre de la culpabilité, me semble mal placée et totalement stérile, et n’est pas la manifestation d’un rapport au monde qui m’intéresse.
Voilà pourquoi j’ai pu parler de leçons de morale à propos de Haneke.
Bien à vous,
Raphaël Lefèvre
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Bonjour,
Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez aux messages des lectrices de votre site.
De mon côté, les rapports entre éducation puritaine, innocence et perversité s’articulent dans ce film sous la forme d’une sorte de « mécanique sociale » dont il s’agirait de s’échapper. Cette « mécanique sociale » s’incarne effectivement dans une éducation puritaine symbolisée par une hiérarchie statutaire et générationnelle très visible. Si les enfants sont aux premiers plans d’une innocence pervertie c’est qu’ils sont au centre du processus de « transmission », ils sont la marque visible des codes relationnels. En bref, les enfants du film imitent dans leur cercle de sociabilité, les relations sociales de leurs aînés. Les actes de nuisance, les crimes mêmes (la mort de la paysanne est considérée comme un crime social par son fils) fonctionnent comme des révélateurs des rapports de force inégaux dans cette petite communauté repliée sur elle-même. Il y a comme « des violence de circonstances » qui permettent à l’auteur d’éviter le recours aux formes tendancieuses de psychologie du crime.
Concernant les couples d’opposition monstration/démonstration ou encore retenue/étalage (qui font écho au couple d’opposition Art/Sociologie), j’ai le sentiment d’avoir vu des corps sociaux en proie à une mobilité plus que difficile, des paysages aux lumières sourdes montrant une campagne isolée et d’une nature hostile, des temporalités institutionnelles (la communion, le mariage, l’enterrement..) marquant le rythme de la vie collective. Les corps se meuvent dans un espace-temps codifié et ritualisé dont le prix à payer pour en sortir demeure très élevé. La rébellion entraîne l’extrême pauvreté, la mort d’un proche, l’exclusion. Haneke me donne le sentiment de travailler sur la transmission de la violence sociale, l’héritage et la manière de vivre avec tout ça. C’est le cas dans le film « Caché » et « la pianiste ». Je n’ai pas vu les autres.
Mais si la violence est maître dans ce film, l’amour n’est pas complètement éludé. Pour moi, le moment d’amour de ce film est le plan « pudique » dont je vous ai déjà parlé. La caméra reste à l’entrée de la chambre où le corps de la paysanne repose en compagnie de son mari, assis, couvre-chef à la main, au bord du lit. Ce plan qui prend son temps dit toute la relation d’amour qui liait cet homme et cette femme. Le film s’ouvre sur l’amour rompu par la mort et se termine par une nouvelle union. L’amour, comme porte de sortie ?!
Quant aux raccords que vous évoquez, ne pourraient-ils pas être justement le lieu où l’auteur ne montre rien d’autre qu’une accolade voir une co-existence des situations dans ce village ?
Dans le premier raccord deux sortes de masturbation co-existent : celle initiatique du jeune garçon et celle exutoire du médecin. Dans le second raccord, je vois une femme qui tient le choc des coups (elle quittera d’ailleurs le village !) et dans l’autre plan, je vois un jeune homme qui reprend sa place parmi les siens en suivant le cortège de son père, un vieil homme se refuse à le saluer. J’aime beaucoup ce plan, les corps parlent pour le(s) coup(s) ! On observe un bouleversement des places et à ce moment là, dans mon siège, j’espère un changement de leur vie. Le ruban blanc cache les yeux (de l’enfant « handicapé »), il immobilise (le jeune garçon dans son lit), il stigmatise, il exclu lorsqu’il est porté sur le bras. Et si le ruban blanc devenait petit à petit le symbole à la fois d’une adhésion et d’une rupture à l’ordre social ?
Bien à vous et heureuse année !
Cordialement,
Aurélie M.
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Lire l’article de Raphaël Lefèvre : Hadewijch
Lire l’article de Frédéric Caillard : Le Ruban blanc