Palme d’or quelque peu contestée au dernier Festival de Cannes (copinage ou pas copinage ?), le nouveau Haneke abandonne les expérimentations anecdotiques (le remake américain de Funny Games) pour flirter avec un classicisme un brin trompeur : derrière le noir et blanc superbe du Ruban blanc se cache, comme d’habitude, une nouvelle tentative de réflexion sur les origines de la violence. Pour un résultat pas totalement abouti.
Michael Haneke commence le Ruban blanc par deux déclarations. Tout d’abord, le sous-titre « Une histoire allemande d’enfants » (par opposition à « Une histoire d’enfants allemands »), tend à conférer une dimension universelle à l’histoire qui s’ouvre, avant que les premiers mots du narrateur ne semblent contredire immédiatement le propos inaugural, en réduisant sa portée à une étude des causes du nazisme. Une fois ses intentions un peu floues annoncées, Haneke entreprend une description dénonciatrice de la société fermée et quasi féodale d’un petit village du nord de l’Allemagne puritaine. Les adultes y prodiguent une éducation ultra-rigide et religieuse. Les notables du village, sous la houlette du baron et du pasteur, y protègent farouchement leurs privilèges en annihilant toute velléité de libéralisation. Mais, à la veille de la Première Guerre mondiale, l’apparente tranquillité de cette petite communauté bien réglée commence à se fissurer. Des épisodes violents dont on ne parvient pas à identifier les responsables viennent perturber le labeur quotidien et instaurer un climat d’inquiétude. Violence psychologique et violence physique s’installent alors sur le terreau fertile de ce village en se nourrissant mutuellement. Haneke montre ainsi comment le désir absolu de pureté et de droiture (représenté dans le film par l’éducation puritaine et symbolisé par le ruban blanc du titre) ne peut engendrer que le noir le plus sombre de la violence.
Le Ruban blanc est une vraie réussite au niveau du casting, les acteurs étant pour la plupart bluffants de présence physique, y compris les enfants. Cette présence est intensifiée par une grande maîtrise des cadres et par un noir et blanc somptueux (que dire de ces magnifiques paysages de campagne dans lesquels les épis de blés se dissolvent dans une luminosité saturée, et qui englobent en une seule image les notions d’ordre, de pureté, de travail et de rigueur qui définissent si parfaitement les valeurs de la société décrite par Haneke ?). Mais si les personnages sont pour la plupart individuellement très réussis, c’est le tableau collectif qui soulève quelques questions. On a affaire dans Le Ruban blanc à des tortionnaires (le baron, le pasteur, le docteur), à des victimes (qui sont soit consentantes et résignées comme le père de famille paysan ou bien déjà transformées en monstres violents et incontrôlables comme la bande d’enfants), à des fuyards (la baronne) et à quelques paumés (la secrétaire du médecin, l’instituteur et sa fiancée qui, broyés eux aussi par la lourde chape du puritanisme et des conventions sociales, s’inscrivent par réflexe et par faiblesse dans le seul système qu’ils connaissent). Mais aucun personnage adulte n’est doué d’humanité, de compassion ou de bons sentiments. Dans ce contexte, le film a malheureusement tendance à emprunter des chemins à sens unique et la démonstration s’en trouve un peu biaisée. Haneke parvient néanmoins à rectifier un peu le tir en choisissant de traiter l’histoire sur le mode du souvenir, ce qui permet de justifier – en partie – le point de vue systématiquement négatif sur ses personnages.
La fameuse stratégie de distanciation du cinéaste autrichien – qui est souvent décrite comme étant destinée à détacher le spectateur de l’histoire afin de provoquer sa réflexion – est encore à l’œuvre dans Le Ruban blanc : Haneke y choisit de ne pas identifier formellement les criminels et de conserver la violence physique hors champ. Mais ce procédé a pour effet collatéral de nous tenir à distance du cœur du problème : la genèse de la violence. On aimerait pourtant l’ausculter, s’approcher de ce moment où tout bascule, appréhender les âmes au plus près. Mais, bien plus que les individus, ce sont les systèmes, les concepts, les messages qui semblent intéresser Haneke. On souhaiterait également que le film puisse exister par lui-même, qu’il puisse naître de son propre intérieur, que s’y produise une alchimie naturelle entre dialogues, personnages et mise en scène. Mais ce petit miracle, qui tient probablement à si peu de choses intangibles, ne parvient pas à se produire. On est plutôt face à une illustration – parfois virtuose mais toujours très calibrée et un peu programmatique – d’un propos humaniste que l’on ne peut cependant que cautionner. On pourrait presque qualifier ce film noir et blanc de film arc-en-ciel, où l’évidente pureté des couleurs ne parvient qu’à générer une harmonie qui manque quelque peu de raffinement.