Étrange coïncidence, qui veut que Bruno Dumont, après Michael Haneke – autre cinéaste de renom habitué à la polémique en raison de sa propension à faire violence au spectateur –, livre la même année que celui-ci son œuvre la moins crispante (si Lars von Trier, au lieu de nous infliger son désolant Antichrist, avait tempéré ses ardeurs tapageuses, on aurait pu sortir le champagne, mais il ne faut pas rêver…). La grande différence entre les deux cinéastes, c’est que là où le premier s’est livré à un ravalement de façade distingué mais ne changeant pas grand-chose au problème foncier de son cinéma, le second a mis en question son système, offrant son film à la fragilité. À défaut de convaincre totalement, la tentative n’en est pas moins touchante.
Revenons un instant sur Haneke, pour mesurer l’écart réel entre ces deux cinéastes dont le rapprochement est peut-être, après tout, superficiel. L’Autrichien n’a jamais pu s’empêcher de faire de ses films des leçons de morale tapant avec autant d’hypocrisie que de mépris sur les doigts de leurs vilains spectateurs, soutenant des thèses cliniques sur la perversité et la barbarie enfouies de l’Homme occidental (qui n’est pas très en forme, on en convient sans peine, mais là n’est pas le problème). Traversé par des respirations, des déploiements d’émotion et des observations plutôt convaincantes – à défaut d’être neuves ou troublantes – sur la manière dont l’éducation puritaine formate la dialectique innocence/perversité chez les enfants, Le Ruban blanc finissait pourtant par exaspérer par un refus obtus de la jouissance face au spectacle du Mal en tous points comparable au rigorisme des personnages qu’il prétendait dénoncer, ainsi que par son incapacité à créer du mystère sans le surligner à gros traits, livrant dans son introduction en voix-off et dans son dernier plan – ne déplaise aux défenseurs d’une vision « universelle » du film – rien de moins qu’une explication du nazisme.
Le rapport de Dumont à la question du Sens était jusqu’ici sensiblement différent. Il était de l’ordre de l’aveuglement quant à l’impossibilité de faire l’impasse dessus : refus obstiné d’assumer un propos autre qu’immanent, refuge dans le concept illusoire de « pure sensation » et dans celui, pour le coup franchement déplaisant, de la supposée « nature des choses ». D’où s’opérait – sous des plans un peu trop maîtrisés, secs et taiseux mais souvent capables de capter avec force et beauté la simple présence des corps et paysages – le retour d’un refoulé au mieux ambigu, au pire nauséabond : voir l’Arabe problématique de La Vie de Jésus ou les clichés sans nom sur le fossé hommes-femmes dans l’affreux Twentynine Palms. Une conception sinistre de la sexualité, une fascination poussive pour les simples d’esprit et une obsession fatigante de la grâce héritée de Saint-Robert Bresson, toutes trois culminant à la fin de Flandres dans un insupportable « Je t’aime », achevaient de rendre son cinéma pour le moins dérangeant.
Persiste dans Hadewijch cette impossibilité de clore un récit autrement que par la grâce d’un idiot. Pour le reste, le film est délesté de la plupart des excès habituels de Dumont, ce qui rend son approche éthique nettement plus apaisée. Plus aucun plan-choc cru et violent, moins de déterminisme dans le déroulement des plans : le cinéaste semble lâcher la bride à ses comédiens, dont il exige moins d’être des blocs d’énergie silencieuse.
On se surprend à suivre avec curiosité des scènes dialoguées un peu flottantes, mais par là même touchantes, imprévisibles tout en coulant de source. Parfois, Dumont ose même l’humour, comme lorsque Yassine, jeune Arabe musulman vivant en banlieue, est invité à déjeuner par la catholique Céline dans l’immense et somptueux hôtel particulier où son père diplomate passe en coup de vent et où sa mère se morfond. Dans cette scène, mais plus encore lorsqu’il se retrouve seul avec Céline, la gêne évidente du fuyant Yassine Salim sert complètement le personnage, le rendant incapable de regarder la jeune fille dans les yeux, entre pudeur instinctive et éducation religieuse. C’est ce (non-)regard, et plus encore celui, franc mais dénué de toute concupiscence, de son grand frère Nassim, qui met en confiance Céline, amoureuse du Christ et ne supportant pas le désir des hommes. Julie Sokolowski donne à celle-ci une candeur et une détermination saisissantes, qui semblent avoir eu un effet souverain sur l’emprise de Dumont. Exemplaire est à ce titre la scène du café, presque rohmérienne, où Céline se laisse aborder par Yassine et ses amis et dit oui à toutes leurs propositions, dans un beau mélange de naïveté et de disponibilité sereine ; on pourrait redouter mille issues atroces, Dumont pourrait jouer d’un suspense crapoteux, mais non : il nous communique la confiance de la jeune fille, on sait qu’il ne lui arrivera rien.
Rien qui ne porte atteinte à son intégrité physique et à sa dignité, du moins. Car Hadewijch retrace tout de même son étrange parcours du couvent catholique dont elle est renvoyée pour mortifications excessives à la lutte armée islamiste… De quoi donner, évidemment, un délirant film à thèse si le « message » était pleinement assumé ou, à l’opposé, un brûlot irresponsable si le film se prétendait sans signification. Pas du genre à donner dans la première option (on l’a vu, c’est plutôt la veine de Haneke), Dumont évite cette fois-ci la seconde, non sans maladresse (notamment dans la partie Moyen-Orient/retour à Paris, pas la plus réussie, expédiée un peu trop facilement), mais en osant enfin prendre en compte la question du Sens (la nécessité d’un rapport mystique au monde, le danger des manifestations religieuses de cette mystique) pour mieux la troubler, noyant les invraisemblances dans la conduite sans volontarisme du récit.
Ce qui ne veut pas dire que règnent désormais sur sa manière la liberté absolue et l’abandon total aux aléa du tournage. Les cadres sont sciemment posés, le son ostensiblement mixé. Lorsqu’un rayon de soleil providentiel vient caresser Céline d’une lumière divine, cela n’a rien d’un hasard, d’une captation miraculeuse: le moment est choisi. Au fond, de la mise en parallèle d’un trajet spirituel et de la violence du monde jusqu’aux scènes de banlieue exemptes de toute sociologie à ras de bitume, en passant par le prénom de l’héroïne, le film rappelle beaucoup Brisseau, auquel il doit peut-être ce quelque chose de décomplexé mais doux dans sa mise en scène (sans l’approche hollywoodienne du découpage, et avec un érotisme moins frontal, beaucoup plus troublant). La filiation est assez surprenante au premier abord, mais au fond pas si étonnante que ça. On espère de tout cœur que Dumont creusera à l’avenir dans cette veine plutôt que de revenir au sadisme d’antan.