Film sorti discrètement mais très remarqué en festivals, Sub est un objet filmique non-identifié, à la fois documentaire scientifique, vidéo expérimentale et film de science-fiction. Julien Loustau télescope des images qu’il a tournées en Chine au barrage des Trois Gorges et une voix off qui nous parle du voyage imaginaire d’une sonde en route vers un lac sous-terrain en Antarctique. Une hybridation qui peut être vue comme une réflexion sur deux lieux et le pouvoir de l’imagination.
L’écran est noir dans sa totalité. Une date, « avril 2005 », s’inscrit. Une lueur ocre finit par percer à peine l’obscurité. La tâche de lumière est énigmatique, comme le seront après elle beaucoup d’autres. Le regard s’ajuste en permanence pour la déchiffrer. Est-ce la Lune au travers des nuages ou son reflet dans l’eau ? Est-ce un faisceau de lumière qui vient vers nous ou encore un morceau de paysage éclairé par un piètre projecteur ? Des questions de ce type, le spectateur de Sub de Julien Loustau s’en posera beaucoup, tant le film s’amuse à brouiller le champ du visible, à atténuer les frontières entre l’abstrait et le figuratif grâce à une caméra numérique et aux étranges textures d’image qu’elle permet en faible luminosité.
Images chinoises contre paroles antarctiques
Bientôt le commentaire d’une voix off se fait entendre : « La station scientifique de Vostok est proche du pôle géomagnétique sud, isolée dans l’Antarctique Est à plus de 1400 km des côtes. La température la plus basse jamais enregistrée sur terre y a été relevée en 1983 : ‑89,6 °C. L’œil sans protection gèle à ‑40. » Dès lors le spectateur est mis à l’épreuve : saura-t-il accorder ce qui est vu à ce qui est entendu ? Ou plutôt, comme y invite le film, jouera-t-il le jeu ? La voix off continue ainsi la description de la base de Vostok sans que le spectateur ne soit jamais très sûr de ce qu’il voit à l’écran. Les Russes ont construit un carottier destiné à sonder la glace millénaire de l’Antarctique. Un radar a permis la confirmation qu’un lac sous-glacière, immense, gisait à 4 km sous la station, retenant dans une cavité une eau et peut-être un écosystème isolé du reste du monde depuis plusieurs millions d’années. Un monde (perdu, comme les aime la science-fiction), un double du notre, se serait développé là. L’image ne s’est pas tellement éclaircie mais le spectateur comprend plus ou moins que la caméra longe un paysage côtier éclairé par une maigre lumière. Ainsi des fragments éclairés de paysage traversent le champ de droite à gauche. Sommes-nous en Antarctique, embarqué dans un convoi de scientifiques qui se dirige vers Vostok ? L’hypothèse est crédible mais parfois l’image résiste à cette interprétation. Des matières plus minérales que glacières, la silhouette de bâtiments, d’une chaîne montagneuse que dessinent des éclairs orageux, la présence même de ces éclairs et de l’eau dans une région si froide la rendent peu crédible.
Sub illustre bien l’impossibilité du contrepoint parfait entre « le dit » et « le montré » au cinéma. Au cinéma, rappelle Michel Chion, il est extrêmement difficile de ne pas voir « dans n’importe quoi qui a lieu sur l’écran » un sens qui se rapporte à une parole simultanée. Un sondage à l’issue de la projection de Sub révèle en effet les efforts considérables que déploie chaque spectateur pour faire se rejoindre dans un espace imaginaire la voix off, les bruits du film et ses images. Cet effet de fusion, Julien Loustau le travaille avec subtilité sans que les ficelles ne soient trop visibles. Si la fusion a lieu c’est certes grâce au caractère lacunaire et indéterminé, particulièrement bien travaillé d’ailleurs, de l’image, ainsi propice à tous les questionnements et hypothèses. Il apparaît en fait que les images sont aussi indistinctes et floues que le texte est précis et informatif. Et si Sub fascine autant c’est qu’il ose faire durer pendant presque tout le film cette mise en contraste entre l’exactitude du verbe et la perte de repère qui a lieu dans l’image. La facilité qu’a le spectateur de Sub à souder ensemble les images et le commentaire pour les faire tenir dans un même propos audio-visuel tient d’ailleurs probablement dans ce contraste. Il fait office de liant. Face, finalement, à la pauvreté des images l’esprit n’a de choix que de s’en remettre à ce qui est entendu. Or « le dit » est d’une telle rigueur que les images sont comme dépossédées de toute possibilité de résistance. Le traitement de la voix-off permet de parachever cette non-résistance de l’image au son. Le texte est dit toujours sur la même intonation, posément, à vitesse constante, sans effets dramatiques, d’une voix neutre et légèrement robotique dont un traitement informatique a, sans doute, permis de gommer tous les effets de rendus (bruits de bouche, respiration). La parole dans Sub atteint une sorte de pureté, une ligne claire. Rien ne vient jamais parasiter la précision du texte et sa perception. Le traitement a aussi la particularité de rendre abstraite cette voix. Il est difficile de l’incarner dans un corps, dans l’environnement technique de son enregistrement réel en studio ce qui concourt à sa valeur omnisciente, à se laisser porter par elle quand bien même elle décrira plus tard quelque chose qui n’a pas lieu, à savoir la descente vers le lac Vostok. L’effet prend le contre-pied des commentaires pour lesquels est choisi un acteur dont la voix est immédiatement reconnaissable et dont la représentation peut parasiter l’image. La voix-off de Sub évoque plutôt une autre voix, qui restait, elle aussi, sans corps puisqu’il s’agit de celle de l’ordinateur Hal dans 2001 : L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
Le glissement science-fictionnel
La référence au film de Kubrick n’est pas innocente car, en son milieu, Sub mue subtilement pour se changer tout à la fois en une Odyssée et en un film de science-fiction. Il y a un basculement, certes discret mais bien réel, qui emmène le film vers ces genres. Nous avions laissé le lac Vostok à son mystère et à son inaccessibilité. Le basculement s’opère par l’intrusion dans le commentaire d’un élément narratif. La NASA étudie la possibilité d’une sonde qui permettrait de descendre jusqu’au lac sans risquer de le contaminer. Le Cryobot serait une sonde autonome qui ferait fondre la glace sous-elle pour descendre jusqu’au lac. Une fois cet élément introduit les bruits et les sons du film se mettent comme à chanter dans une sorte de musique de modulation pour marquer la dérive du film vers un ailleurs. Autre caractère de la mue du film, la voix off passe à un présent de l’indicatif systématique alors que le conditionnel ou le passé avaient été jusque-là très largement utilisés. La voix off nous décrit alors le trajet du Cryobot dans les glaces avec une très grande précision, dans ce présent qui feint l’existence absolue de ce voyage robotique. C’est comme si nous y étions. Ainsi sont décrits la vitesse du Cryobot, les différences de texture de la glace et les obstacles rencontrés. La grande force de ce choix du temps grammatical est de mettre à égalité la réalité de la base de Vostok et le voyage imaginaire du Cryobot. Ce voyage est matérialisé à l’image par des plans tout aussi obscurs mais qui s’amusent maintenant à « rimer » avec le texte. L’obscurité des plans vient par exemple comme corroborer l’obscurité qui doit entourer le robot dans sa lente chute ainsi que l’indistinct des matières qu’il traverse. Même si le mouvement horizontal des taches de lumière qui traverse le cadre contraste avec le mouvement descendant de la sonde tel que décrit par la voix-off., le spectateur penche du côté du récit et de sa cohérence. Les bruits du film sont peut-être l’élément qui permet de faire tenir un fil narratif. Sub fait entendre des sons qui participent à un rendu de matières qui se creusent, aqueuses ou machiniques. Quand la voix décrit enfin la chute du robot dans les eaux du lacs, les bruits se font plus étouffés, moins crépitants, preuve que la fiction s’accomplit peut-être dans la zone non-verbale du film, que c’est grâce aux bruits que nous croyons assister au trajet effectif du Cryobot. Impossible de ne pas sortir de Sub sans avoir eu l’impression d’avoir assisté au voyage du Cryobot et sans avoir ressenti un suspense quant à l’issue de sa mission. Le voyage a bien eu lieu par le miracle d’un tressage des formes audiovisuelles. Il y a un élément enfin qui peut-être importe dans cette impression. Il s’agit de l’attention portée par le commentaire à la fonction photographique du robot. Le Cryobot, nous apprend-t-on, photographie les glaces qui l’emprisonnent, et quand la voix off le souligne, l’hypothèse, ou l’envie, qu’il existe des traces visuelles du voyage est comme relancée.
Rencontres et révélation de deux lieux
Les enseignements de Sub sont multiples et ne s’arrêtent pas à un simple exercice de disjonction du commentaire et de l’image. Le propos de Sub envoie le spectateur plus loin. Le film nous parle avant tout de visible et d’invisible. Julien Loustau travaille l’invisibilité du lac Vostok et parvient finalement à rendre visible ce qu’il ne montre pas. Il révèle un voyage (imaginaire) en nous en montrant un autre, vécu et filmé celui-ci. Le temps de la révélation est venu car le film achève sa dernière mue en attribuant enfin aux images non-identifiées une provenance. Ce que nous voyions jusqu’ici sur l’écran, cette énigme, venait des rivages des étendues d’eau nées du barrage de Trois Gorges en Chine. Effet de contraste saisissant : l’image devient d’un coup chargée de lignes nettes, de surfaces lisses, de couleurs et de lumières éclatantes quand tout n’était que lueurs et matières indistinctes. Le béton du barrage resplendit, le rouge des bâtiments déchire les masses sombres du ciel et de l’eau. Tout devient d’une presque trop grande lisibilité (visibilité ?). Pourtant malgré cette révélation qui fonctionne comme un bouquet final de couleur et de lumière, un autre voyage, celui du Cryobot, a bien eu lieu et – un peu comme dans les films scindés d’Apichatpong Weerasethakul – « contamine » de son étrangeté les images qui le suivent. Si les images du barrage se connotent d’un si grand mystère c’est que l’expérience de la chute du Cryobot qu’a vécu le spectateur immerge encore la dernière partie du film. Pour preuve quand les silhouettes sombres d’animaux marins passent derrière la vitre de ce qui semble être un aquarium à la toute fin du film, il est fort probable que le spectateur sera encore bloqué dans les eaux du lac Vostok et fasse de ces images celles d’espèces inconnues et de créatures mystérieuses. De même bien auparavant, des spots lumineux tournoyant transformaient déjà dans l’esprit du spectateur une boîte de nuit en poste de commandement sophistiqué. Le réalisateur a réussi avec peu d’artifice à faire d’un endroit déjà beaucoup vu une zone irréelle. On s’attendrait presque comme dans Still Life de Jia Zhang-ke à voir décoller les bâtiments comme des fusées. Pour reprendre les mots de Barthes quand il évoque la possibilité d’un hors-champ subtil, « c’est comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir ».
Enfin si le voyage du Cryobot nous a été révélé par des plans qui lui étaient étrangers, il y a un effet à rebours qui nous parle de la Chine engloutie via le trajet de la sonde. Cette esthétique de l’effleurement, de la surface du paysage ne nous parle finalement pas d’autre chose que ce qui n’est plus là pour le regard, de ce qui est en dessous, de ce qui est maintenant sous l’eau : villages, maisons, objets de la vie d’avant la mise en eau. Il n’y a plus que des rivages et un barrage-monstre à montrer. Les villes englouties sont à subodorer. Si la pensée de ce qui a été englouti assaille le spectateur, comme un retour du refoulé, c’est bien grâce à cette voix off toujours qui ne cesse s’immerger en profondeur sous les eaux et la glace. Elle ne peut que nous faire plonger avec elle. En sous-texte de la description du trajet du Cryobot, il y a celui de cet autre enfouissement d’une Chine qu’un gouvernement a effacé de la carte. Ainsi le film nous dit en substance, que le cinéma ne peut plus rien montrer et qu’en même temps sa force d’évocation (par la disjonction du son et de l’image) peut tout. Dans une conférence célèbre, Gilles Deleuze décrivait la force du cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub par un emploi particulier de la disjonction du « voir » et du « parler » car dans leurs films « la voix s’élève, elle s’élève, […] elle s’élève et encore une fois, ce dont elle nous parle passe sous la terre nue, sous la terre déserte, que l’image visuelle était en train de nous montrer, image visuelle qui n’avait aucun rapport avec l’image sonore, ou qui n’avait aucun rapport direct avec l’image sonore. Or quel est cet acte de parole qui s’élève dans l’air pendant que son objet passe sous la terre ? Résistance. » On ne saurait mieux décrire l’effet que procure Sub.
Sub est un film des rencontres. Comme on monte les images, le film monte en fait deux lieux pour les faire se rencontrer par le biais de l’imagination que permet parfois le cinéma. L’imagination est à entendre ici sous sa définition baudelairienne, telle que le rappelle Georges Didi-Huberman dans l’un des ses ouvrages récents, Quand les images prennent position – L’Œil de l’histoire, 1. L’imagination n’est ni « fantaisie » ni « sensibilité », elle « est cette faculté qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies ». Les Trois Gorges et le lac Vostok, pour le dire trivialement, n’ont rien à faire ensemble et pourtant il y a Sub qui tisse une multitude de liens entre eux, qui leur fait entretenir ce « rapport secret ». La projection de Sub est ce lieu éphémère de rencontre de deux autres lieux, de sons et d’images, de genres. Ce qui se crée dans cet assemblage disparate et incongru est supérieur à la somme de ses parties. C’est un art alchimique.