À l’instar des films précédents de Jia Zhang-ke, Still Life s‘aventure une nouvelle fois dans une Chine en pleine mutation. Dans des paysages désertiques, chaotiques, en ruines ou en travaux, des hommes et des femmes tentent plus ou moins de renouer avec une vie qui s‘est éloignée. Si le cinéaste reste passionnant lorsqu’il met en scène le paysage et l’espace monumental d’une Chine qui se modernise, on ne peut toutefois qu’émettre des réserves sur sa capacité à s’aventurer dans l’intime.
Avec ses trois premiers films, le réalisateur chinois a placé la barre à une hauteur telle que chacun de ses nouveaux films est attendu avec une impatience et une envie particulièrement fortes. Dès Xiao Wu artisan pickpocket, Jia Zhang-ke s’impose comme un des espoirs les plus prometteurs du cinéma asiatique, et comme le nouveau grand cinéaste chinois. Avec ses deux films suivants, Jia Zhang-ke a amplement confirmé et exaucé les espoirs mis en lui, tout en affirmant au fur et à mesure une forme cinématographique radicale et fascinante, dépassant ainsi le stade de simple voix venue de la Chine, pour s’imposer comme un véritable cinéaste possédant son propre langage formel.
Mais avec The World, la forme devenait trop imposante et trop écrasante. Son ambition était dès les premières secondes explicite et ne laissait aux personnages aucunement le temps de s’imposer et d’exister. Le discours du cinéaste allait tout entier passer à travers l’approche cinématographique d’un paysage chaotique conçu comme métaphore d’une Chine en pleine modernisation brutale. Certes, il est intéressant de parler de l’homme et de l’histoire d’une société par le biais de la contemplation d’un paysage portant les traces des mutations historiques, économiques et sociales. Mais, étrangement, on pouvait alors déplorer que Jia Zhang-ke se laisse aller sans retenue à son talent de pur cinéaste. Les personnages face à nous avaient du mal à exister autrement qu’en prenant d’emblée le visage de l’accablement. On sentait Jia Zhang-ke moins intéressé par les hommes que par les paysages, ce qui pouvait se comprendre, tant sa mise en scène offrait des décors absolument inédits, d’une rare intensité apocalyptique, créant un sentiment proche du malaise.
Dans Still Life, la mutation du paysage est à nouveau magnifiée par le réalisateur, puisque l’action se situe dans la Vallée des trois gorges, en amont du plus grand barrage au monde. En raison de sa construction, plusieurs villes ou villages vont être rayés de la carte. Avant que l’eau ne recouvre le tout, les habitations sont une à une et plus ou moins méticuleusement détruites. C’est dans ce décor qu’un homme revient après dix-sept ans d’absence, afin de rechercher celles qui furent sa femme et sa fille. Mais en raison des travaux de destruction et des années passées, il lui est impossible de retrouver la trace de sa famille envolée.
L’idée est donc pour le moins tragique et belle : dans une Chine en pleine mutation, au milieu des ruines d’une ville bientôt recouverte par les eaux, un homme seul et usé tente de renouer avec son passé. Le destin triste, les aspirations simples et banales de cet homme se détachent sur le fond d’une Chine ayant choisi la voie d’une modernisation sans queue ni tête, aveugle, laissant bien sûr son cortège de victimes collatérales sur le bord des routes. Emportés dans le mouvement de l’histoire, par un projet commun qui a éloigné les hommes de leurs racines, ces personnages sont à la recherche de ce qui faisait jadis partie de leurs vies, soit pour renouer avec, soit pour tenter d’y remettre un terme.
Cet éclatement des humains, cette séparation, sont au cœur de l’univers de JZK. L’homme évolue au centre d’un paysage dément, absurde et oppressant, comme simple pion dans un projet global et gigantesque qui pourtant semble le nier en tant qu’individu. Il est perpétuellement et continuellement sacrifié au nom d’une marche en avant. La Chine, qu’elle soit sous Mao ou aujourd’hui, est un pays en continuelle construction, vivant dans l’espoir d’un après merveilleux qui ne pourra voir le jour que si le présent se sacrifie. La barrage en question est un rêve de Mao. Le rêve de Mao étant celui de la Chine, le peuple entier doit aveuglément suivre son guide qui seul connaît la voie menant vers les lendemains qui chantent. Dans ce gigantesque mouvement humain, l’homme est alors déraciné, privé de lui-même au nom du groupe et d’un projet dont il ne cerne nullement la finalité.
Mais si la vision d’ensemble est édifiante, le film échoue quand il cherche à se centrer plus précisément sur un personnage. Car si la vision générale est à proprement parler fascinante, le détail semble échapper au cinéaste. Jia Zhang-ke peine à émouvoir en gros plan, alors que le plan d’ensemble est magistral. Ils ne donnent pas à ces personnages une consistance assez forte pour toucher le spectateur en lui faisant sentir la détresse véritable de ces gens. Le film est fort quand il reste en surface, quand il n’appréhende pas tel ou tel problème ou tel ou tel personnage. Il est grandiose quand il contemple, quand les murs s’écroulent et que des hommes inconnus apparaissent ou disparaissent du plan sans aucune raison. Les scènes intimes, de dialogues à deux ou de retrouvailles, peinent à convaincre, alors que les scènes de groupe, les longs plans séquences qui se baladent et observent un monde difficile à cerner, sont belles et effrayantes. Le destin de ces inconnus dont nous ignorons tout est aussi tragique que celui de ceux dont nous allons approfondir l’histoire.
Malgré les réserves, Still Life reste un film à voir absolument. Car les moments forts du film sont loin au-dessus de la grande majorité de la production actuelle. Jia Zhang-ke reste un jeune cinéaste, passionnant, unique et, malgré quelques réserves, un des grands noms du cinéma mondial actuel.