« Mais dites-moi, mes frères, si l’humanité souffre de manquer de fin, ne serait-ce pas qu’il n’y a pas encore d’humanité ?
Ainsi parlait Zarathoustra. »
Ce qui frappe instantanément quand on revoit 2001, l’Odyssée de l’espace aujourd’hui, c’est à quel point ce film si important et admiré n’a que peu, voire pas, influencé l’histoire du cinéma. Et s’il a pu inspirer ouvertement certaines œuvres, de Dunkerque à The Tree of Life, qui font plutôt figure d’ovnis — loin cependant de l’étrangeté du film de Stanley Kubrick — ce n’est que pour mieux marquer la frontière qui le sépare d’un cinéma hollywoodien qui n’a, dans le fond, jamais cessé de le fuir. Ainsi ce film, qui fut à l’origine des « blockbusters » qui émergèrent une dizaine d’années plus tard, semble en être l’antithèse esthétique : pas de héros ni d’antagoniste, structure fragmentée, plans vides, enjeux obscurs et dialogues réduits au minimum (là où le cinéma américain est le plus pipelette qui soit). C’est peut-être pour cette raison, d’ailleurs, que cinquante ans après sa sortie en salle, il apparaît si frais, novateur et incroyablement surprenant. Parce que jamais le cinéma ne s’est habitué à son ambition narrative ni n’a su digérer ses propositions formelles. Jamais un film si fondamental n’aura été aussi peu pillé, si ce n’est quelques techniques de trucage et autres motifs. En se recroquevillant vers le néo-classicisme dès les années 1970, le cinéma américain a laissé à 2001 l’exclusivité de son génie, le privilège de sa grandeur, le monopole de l’avance qu’il avait sur son temps — et qu’il a encore aujourd’hui. Il est voué à conserver intacte sa beauté, vierge de toute réappropriation. Un film comme on n’en avait jamais vu jusqu’alors et comme nous n’en reverrons jamais par la suite. Un film dont on redécouvrira avec sidération la force à chaque nouvelle vision puisque personne n’aura su en détourner l’essence. Un film totalement inépuisable.
Il faut dire que Kubrick ne badine pas avec la science-fiction et, plutôt que de la contourner en transposant les petits mélodrames humains dans un décorum intergalactique (façon Interstellar ou Gravity), il l’assume pleinement en observant l’interaction entre les hommes et ce décorum comme on mène une étude clinique : sans la moindre empathie. L’analyste s’émeut-il du sort des globules blancs qu’il étudie ? Le physicien se soucie-t-il de l’atome qu’il divise ? Le cosmétologue compatit-il à la souffrance du chimpanzé qu’il empoisonne ? Non. Objet céleste parmi d’autres, l’homme dans 2001 est cet élément dont on suit le mouvement comme on s’intéresse à la trajectoire d’une comète. La misanthropie de Kubrick fonctionne à plein régime, mais elle permet de placer la caméra à hauteur de Dieu, qui est dépourvu de compassion (sentiment proprement humain), comme d’autres l’ont placé à hauteur d’homme, et de se livrer à une expérience (que se passe-t-il quand on met l’homme face à l’éternité ?) aussi bien métaphysique que cinématographique qui rompt avec de trop nombreux codes et repères pour s’inscrire dans une continuité visible de l’histoire du cinéma. Entre convenance sociale et voltige spatiale, le film ne laisse aucune place aux sentiments et à l’atermoiement. Il opte pour un croisement unique entre le film expérimental abstrait et le grand spectacle matériel où les trucages permettent de raconter une histoire qu’on ne pourrait montrer sans eux, et devient ainsi le point de jonction entre deux pôles opposés du cinéma qui réconcilie tous les types de public.
Ô, grand astre ! Que serait ton bonheur si tu n’avais ceux que tu éclaires ?
Que les images soient belles et que les effets spéciaux n’aient pas vieilli, ce n’est désormais un secret pour personne. Là où le film étonne surtout, c’est par son humour froid, plus radical encore que dans Docteur Folamour, dans sa façon d’observer le corps humain comme un objet burlesque (qui rappelle un peu Playtime) quand il s’excite sur un tas d’os ou qu’il tente de marcher en apesanteur avec des chaussures adhésives. L’aventure cosmique n’octroie à l’homme aucune grandeur, aucun surplus de dignité et ne le dispense pas d’être grotesque. Kubrick est le cinéaste de l’immuable, l’homme demeure chez lui cette créature triviale qui, préhistorique ou scientifique, doit se nourrir (de chair fraîche ou de viande reconstituée) et faire ses besoins (en apesanteur). Filmer le temps, c’est-à-dire la distance (ici 4 millions d’années), revient à filmer la même chose mais dans des espaces différents. Pris dans un ballet cosmique qui s’est ouvert avant lui et qui se terminera bien après lui, l’homme ne fait que suivre une valse dont il n’a pas donné le tempo mais au sein de laquelle il se livre inlassablement aux rituels de sa survie et de ses conventions (ce qui rappelle un peu Le Charme discret de la bourgeoisie).
Si 2001 est si atypique, c’est peut-être justement parce qu’au sein du grand ballet spatial majestueux qui a fait sa réputation, il dresse avant tout un compte rendu de la banalité de notre quotidien : jogging (dans une pièce-roue), coup de fil à la famille (en visiophone) ou photo de groupe pour un album souvenir (sur la Lune). Un quotidien vain et ordinaire, malgré son contexte extraordinaire, qui se déroule sous l’œil impassible de Hal 9000, l’intelligence artificielle chargée de seconder les cosmonautes durant leur mission vers Jupiter. En assistant à ce spectacle mécanique sans substance, l’ordinateur doute et se détraque — signes évidents de son humanité. Est-ce parce qu’il observe l’homme s’adonner à une routine absurde et errer sans chercher à s’accomplir qu’il décide de s’en débarrasser ? Est-ce parce qu’il constate que l’homme est une créature sans fin, alors que lui a un but programmé et donc que sa vie, contrairement à la leur, a un sens ? C’est une lecture envisageable, mais uniquement dans la mesure où chez Kubrick toutes les jonctions sont possibles sans être vraiment déterminées, puisque rien ne certifie jamais dans son cinéma la relation de cause à effet. Les agissements de Hal peuvent tout aussi bien être le fruit d’un calcul raisonné de ses circuits (le film peut d’ailleurs parfaitement se résumer à son simple scénario) qu’un accès de démence pure. Car si l’œuvre de Kubrick pose des questions (voire même des équations), elle se garde bien d’y apporter des réponses. Il aime les symboles mais pas les significations. Raison pour laquelle toute tentative d’analyse est périlleuse car toutes les conclusions seraient à la fois viables et contestables. 2001 multiplie ainsi les pistes jusqu’au vertige pour rester insaisissable, et noyer le sens dans sa multiplicité, jusqu’à le faire disparaître. Que reste-t-il alors ?
Je regarde, donc je suis
Il reste le fameux monolithe, au sujet duquel on a dit tout et son contraire : cet objet extra-terrestre mystérieux ponctue chacune des quatre parties du film, annonçant à chaque apparition un bouleversement. Qu’est-il donc ? Que représente-t-il ? À quoi renvoie-t-il ? Etc. Il serait un peu dérisoire de donner des réponses définitives à ces questions. Mais on peut cependant supposer sans trop hésiter qu’il matérialise l’inconnue de l’équation du film. Il serait le grand Autre, dont l’insondable énigme renvoie l’homme à la première de ses conditions : quand les hommes préhistoriques se réveillent un matin face à ce corps étranger, ils comprennent soudain, révélation originelle, que quelque chose les dépasse. La conscience de ce manque est le point de départ de l’humanité, et trouve ici une résonance dans le regard du spectateur. 2001 tend alors, comme tous les rares « films vides » de l’histoire du cinéma, un miroir au spectateur qui s’y voit regarder le film et, s’y découvrant, se voit se demander de quoi il s’agit (souvenez-vous de la fin).
Devant 2001, nous sommes tous des hommes-singes s’agitant devant le monolithe : perplexes, intrigués et fascinés. Confronté à l’inconnu, le spectateur/homme préhistorique/astronaute s’interroge et prend donc conscience de lui-même. C’est pour cela que 2001, l’Odyssée de l’espace est un film dont la puissance va bien au-delà de sa poésie visuelle, parce qu’il est l’expérience brute du cogito, ergo sum. Parce que devant lui, plus que devant n’importe quel autre film, nous existons.