En France comme dans les autres pays, la critique cinéma a toujours eu un rôle à jouer dans la reconnaissance des réalisateurs de cinéma. Au-delà de la simple influence qu’ils étaient réellement capables d’exercer sur la carrière commerciale d’un film, ceux qui se pliaient à cet exercice de style se voyaient auréolés d’une aura et d’une reconnaissance que rien n’a su remettre en cause jusqu’à l’arrivée d’Internet, des blogs et des nombreux sites consacrés au cinéma qui se sont développés dans la foulée. Ce bouleversement technologique a considérablement modifié le rapport de l’individu à l’écrit et à l’objet critiqué, au point de dessiner de nouveaux modèles rédactionnels dont l’économie se situait à l’exact opposé de ce qui était pratiqué auparavant.
Pour tenter de comprendre les enjeux d’un tel bouleversement, nous reviendrons d’abord sommairement sur le développement du modèle de la critique cinéma en France, l’entrée d’Internet dans ce dispositif et la manière dont de nouveaux modèles se sont développés au point de rendre obsolètes les plus anciens.
Historique de la critique cinéma en France
La critique de cinéma telle que nous la connaissons aujourd’hui dans sa pratique est née en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, le pays se relève de plusieurs années d’occupation et n’a pu accéder à l’ensemble de la production américaine depuis 1939, pourtant l’une des plus prolifiques au monde puisqu’elle correspond au sommet de l’Âge d’Or hollywoodien. Les films des plus grands réalisateurs (Cukor, Hawks, Hitchock, Lubitsch, etc.) connaîtront alors une exploitation progressive sur le territoire français les années suivantes mais souvent de manière anarchique, ce qui tend à donner à ces filmographies un aspect totalement éclaté. Dans ce marasme, quelques personnalités imposent leur volonté d’accompagner le public dans la découverte d’œuvres rendues invisibles pendant plusieurs années. L’une des figures les plus notables reste certainement André Bazin qui, comme le relate Antoine de Baecque dans son ouvrage La Cinéphilie – Invention d’un regard, histoire d’une culture 1944 – 1968, faisait le tour des usines à la demande des syndicalistes afin de montrer Le jour se lève de Marcel Carné, quelques semaines seulement après la libération de Paris. Dans son sillon, Henri Langlois et François Truffaut, le fils spirituel d’André Bazin, créent des ciné-clubs tous plus reconnus les uns que les autres qui participent alors à la reconnaissance de certains réalisateurs. Ces initiatives, spontanées et relevant d’un véritable nouveau souffle cinéphilique, s’inscrivent dans une véritable démarche participative.
Les revues sont encore très rares à l’époque et les quelques projets qui se montent se basent exclusivement sur des noms reconnus qui influencent alors la pensée post-Seconde Guerre mondiale. On pense en premier lieu à Jean-Paul Sartre qui, grâces aux Lettres françaises, instaurent les premiers débats sur le cinéma comme ce fut le cas pour le film d’Orson Welles, Citizen Kane. C’est en 1951 que, sous l’impulsion d’André Bazin, les Cahiers du Cinéma sont créés, puis l’année suivante, son principal concurrent, Positif. Ces deux journaux de critique cinéma vont devenir les principales références en la matière mais ils sont tous les deux construits sur deux modèles économiques totalement différents. Le premier entend proposer des articles de fonds et passionnés sur les nouveaux enjeux esthétiques proposés par le classicisme hollywoodien et le néoréalisme italien. Progressivement, la rédaction sera renforcée par l’arrivée de ceux qui deviendront les principaux acteurs de la Nouvelle Vague, François Truffaut bien sûr, mais aussi Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette ou encore Éric Rohmer. Le modèle économique est alors calqué sur les autres modèles économiques des quotidiens, hebdomadaires ou autres mensuels : le prix de vente permet de couvrir les frais de tirage et de rémunérer les auteurs, la place accordée aux annonceurs étant encore particulièrement restreinte. À son opposé, la revue Positif est créée en 1952 sous l’impulsion de Bernard Chardère. Le modèle économique est sensiblement différent de celui des Cahiers du Cinéma puisque la rédaction, composée essentiellement d’universitaires et de théoriciens du cinéma, non de cinéastes en devenir, est exclusivement bénévole.
À partir de là, la critique cinéma française devient une véritable institution puisqu’elle n’envisage plus les films de manière isolée mais commence à proposer une réflexion générale sur les auteurs, érigeant au rang de modèles des réalisateurs auparavant reconnus comme de simples faiseurs par l’industrie cinématographique (Hawks, Hitchcock, Sirk). Le modèle se pérennise : d’autres futurs réalisateurs rejoignent les rangs des Cahiers du Cinéma et les acteurs de la Nouvelle Vague installent leur influence pendant les années 1960, jusqu’à l’opposition virulente au ministre de la culture, André Malraux, dans sa tentative de limogeage d’Henri Langlois à la Cinémathèque Française. À partir des années 1970, d’autres journaux de cinéma – plus grands publics – se calent sur le modèle d’un Variety américain. En 1976 est créé Première tandis qu’en 1987, Studio Magazine voit le jour, et dix ans plus tard, en 1997, c’est au tour de Ciné Live. Ces derniers titres, davantage tournés vers le grand public, séduisent un lectorat assez massif et bénéficient de tirages conséquents, de 100 000 à 200 000 jusqu’au milieu des années 2000. Parallèlement à ces titres, d’autres magazines sont crées : plus confidentiels, parfois éloignés de l’actualité des sorties, Traffic en est l’un des exemples les plus connus. Créé par Serge Daney en 1992 peu avant sa disparition et animé essentiellement par des ateliers universitaires, Traffic affiche volontairement une certaine forme d’austérité au niveau de sa mise en page. À ses côtés, on retrouve également le titre Vertigo mais qui se distingue avant tout comme trimestriel.
Entrée de l’Internet et des nouveaux modèles de rédaction
C’est en 1993 que sera créé Allociné, d’abord en tant que simple service audiotel de renseignements de séances. Progressivement, la marque va investir Internet en proposant des renseignements similaires. En quelques années, le site va devenir le site de référence en France en matière de renseignements sur l’industrie cinématographique en se calquant plus ou moins sur son homologue américain, IMDb. Pourtant, le modèle coopératif n’est pas opérationnel dès le départ et Allociné est essentiellement un site de relais d’informations. A partir de 1998, la marque commence à proposer des revues de presse sur les films. Sous cette impulsion, les premiers sites consacrés au cinéma et proposant des articles de fond voient le jour : on note Avoiralire, Chronic’art, DVDrama, Fluctuat.net ou encore Objectif Cinéma. D’autres se développent par la suite : Excessif, Evene ou encore Critikat.com. Ces nouveaux temples de la cinéphilie ont des modèles économiques particulièrement fragiles mais qui leur confèrent paradoxalement une assez grande liberté éditoriale. En opposition aux traditionnels journaux papiers, animés par une poignée de cinéphiles qui peinent à se renouveler, ces nouveaux espaces de réflexion offrent une véritable respiration pour bon nombre de critiques en herbe, frustrés de ne pas être lus faute d’intégration dans une revue reconnue et largement éditée. L’exercice de critique de cinéma perd progressivement son statut de métier pour redevenir ce qui avait fait son fondement, une passion pour le cinéma et la cinéphilie essentiellement basée sur le participatif et le bénévolat. Les sites Internet cités un peu plus haut n’ont pas les reins suffisamment solides pour pouvoir tous proposer un salaire à leurs rédacteurs. Les annonceurs sont rares, la publicité sur Internet encore marginale et peu rémunératrice. Ces rédactions fonctionnent en toute indépendance des grands groupes car leurs coûts de diffusion sont relativement restreints. Tout au plus, les frais rassemblent les coûts d’hébergement, d’achat de nom de domaine, de bases de données : leur montant reste à la portée de n’importe quelle rédaction montée en association. Les subventions ne sont mêmes pas nécessaires dans un premier temps à la mise en place de ce nouvel espace critique. La seule clé de voute de ces nouveaux modèles économique reste avant tout l’engagement bénévole de ses participants qui, pour la plupart, ne signent pas le moindre contrat de droit d’auteur avec les espaces qui publient leurs écrits. Une nouvelle ère commence alors : les figures de proue de la critique disparaissent progressivement et personne ne prend véritablement la relève d’un Serge Daney (toujours érigé comme modèle, près de vingt ans après sa disparition). Tout au plus, quelques noms (Michel Ciment, Jean-Michel Frodon, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne) parviennent à exister au-delà du support dans lequel ils publient.
Pour les anciennes rédactions, essentiellement papier, le bilan s’avère terrible, d’autant plus que face à ces sites émergents, elles ne sont pas en mesure de proposer de nouveaux contenus éditoriaux tels que la vidéo et ont donc développé leurs propres sites Internet reprenant en partie les informations du format papier. Les tirages s’écroulent, les formats sont constamment repensés à la recherche d’un lectorat qui s’éparpille sur Internet. Studio Cinéma a fini par racheter Ciné Live tandis que le journal Première a plusieurs fois connu le sursis. Les Cahiers du Cinéma ont été rachetés puis revendus, en quête de nouveaux modèles et d’une aura qui s’est progressivement disloquée. Le journal bénéficie aujourd’hui d’un tirage plutôt limité, soit un peu plus de 20 000 exemplaires par mois. À leurs côtés, d’autres titres résistent plus ou moins bien mais échappent à la banqueroute pour avoir adopté très tôt des modèles coopératifs essentiellement basés sur le volontariat, un peu à la manière de ce que propose aujourd’hui Internet. Les titres en question, Positif, Traffic ou encore Vertigo n’ont donc à supporter que les frais de tirage (par pour autant négligeables) mais peuvent conserver le luxe de garder leur parfaite cohérence éditoriale. En contrepartie, pour les sites Internet émergeant et se posant en concurrents directs de leurs aînés sur le papier, la situation n’est pas pour autant plus simple : si la pression de la fréquentation n’est pas la même, le modèle économique n’étant pas basé sur les mêmes impératifs, il revient à chacun de ces sites Internet d’obtenir une identité claire et d’avoir un positionnement éditorial qui les distingue des autres sites. C’est en autre pour cette raison qu’Allociné, paradoxalement, se garde de trop ouvrir sa revue de presse à un nombre plus conséquent de sites, leur préférant des titres de presse écrites plus anciens mais pourvus d’une légitimité aux yeux du grand public, ou alors de sites Internet suffisamment anciens pour avoir assis leur popularité. L’effet est donc pernicieux puisqu’un site comme Allociné, référence en la matière en France, se pose des limites dans le relais de l’information en ligne. Son principal concurrent, Commeaucinéma, a tout simplement choisi de produire son propre contenu éditorial et de ne composer sa revue de presse que de titres issus de la presse papier, écartant ainsi toute critique émanant d’Internet.
Du blog au participatif
Mais ce qui a vraisemblablement le plus révolutionné le rapport à la critique, c’est la contribution du particulier sur Internet. Parallèlement aux quelques rédactions que nous avons énumérées et qui se construites dans un premier temps sur le modèle de leurs aînés en format papier, un nombre considérable de blogs et de mini-sites ont vu le jour et ce, par millions. Si la majeure partie d’entre eux relevaient plus de pages personnelles ou de mini-journaux, une partie non-négligeable fut consacrée au septième art, proposant des écrits, des billets d’humeur ou des articles de fond tels qu’on pourrait les trouver dans d’autres supports de publication. La décennie des années 2000 devient celle où chacun peut y aller de son avis, l’offrant à un lectorat forcément aléatoire. La question économique est alors totalement écartée, seul le plaisir de communiquer une opinion motive l’acte d’écriture, avec l’espoir pour certains de se distinguer d’une masse désorganisée. Si les blogs réservés à la critique cinéma ont pu perdre du terrain face à l’émergence de nouveaux médias, le collaboratif s’est néanmoins imposé dans l’esprit de tous les internautes qui estiment avoir le droit de pouvoir écrire quelque part leur opinion sur une œuvre. Très tôt, un site comme Allociné a permis aux utilisateurs de laisser leurs propres critiques sur les films. Ces avis, allant de la simple phrase au texte parfois très développé, constitue une source d’informations passionnante sur la réceptivité d’un film auprès du public. Par exemple, pour un film à l’affluence record comme Bienvenue chez les Ch’tis, on note que plus de 16 500 personnes ont pris le temps de noter et de laisser un texte sur celui-ci. Il est difficile d’imaginer l’écho que peut trouver chacun de ces textes écrits par des anonymes. Mais au bout du compte, c’est cette notion d’infini qui amène à mesurer l’impact médiatique d’une œuvre. Allociné finit alors par proposer une moyenne des notes laissées par les nombreux votants (2,8/4 pour le film en question), parfois assez peu représentative de la disparité des opinions. Ainsi, tout le monde peut désormais s’improviser critique, y aller de son billet d’humeur concernant un film. Cet effet de mode, encore difficile à analyser dans la mesure où nous disposons encore de très peu de recul, a pourtant été reconnu plus d’une fois comme susceptible d’influencer la carrière d’un film en salles, de manière encore plus rapide que le traditionnel bouche-à-oreille qui avait permis de sacrer des œuvres confidentielles (Marius & Jeannette de Robert Guédiguian en 1997) ou alors de saborder la carrière commerciale de films pourtant promis à un gros succès (La Plage de Danny Boyle, 2000). Récemment, le dernier film de Larry Charles, Brüno, avec le très bankable Sacha Baron Cohen, a écopé d’un buzz extrêmement négatif sur le site communautaire Twitter. En effet, après un démarrage plus qu’encourageant aux États-Unis (plus de 30 millions de dollars au box-office lors du premier week-end d’exploitation), le film s’est écroulé de 73% en terme de fréquentation la seconde semaine, reléguant le film à la quatrième place du box-office. De tels revers n’avaient jamais été observés auparavant et témoignent de la performance des nouveaux outils de communication en matière de critique cinéma. Même sur Facebook, les internautes participent ou non au buzz d’un film dans la diffusion de bandes-annonces, de liens vidéo, de parodies ou tout simplement en donnant leur avis après la projection d’un film.
Par conséquent, pour toutes les rédactions qui se sont créées sur Internet, s’est posée très rapidement la question de la création de forums de discussions pour les internautes. Car si l’apparition de nouveaux espaces dédiés à la critique cinéma a répondu à une nouvelle impulsion de décloisonnement de ce milieu, l’arrivée du Web 2.0 et de toutes ses possibilités de partage de contenu a considérablement amplifié les attentes des internautes en termes d’interactivité. Ainsi, les sites comme Allociné ont très vite créé leurs forums. Ont suivi dans leur sillon la majeure partie des autres publications, certaines ne se bornant qu’à la possibilité de laisser un avis par rapport à la critique postée, la publication de cet avis restant à la totale discrétion du modérateur (Chronic’art par exemple). Pour d’autres sites, la création de forums de discussion a considérablement modifié le potentiel économique. Sur DVDclassik, la fréquentation du site a doublé grâce à la création d’un forum mais il est difficile de savoir si cette hausse de fréquentation a une répercussion immédiate sur la visibilité des articles proposés par le site. Sur le même modèle, Fluctuat.net, site généraliste consacré à l’actualité culturelle avec tout un pan dédié au cinéma et à la critique, a même développé un forum où les topics ne sont pas nécessairement en rapport avec l’actualité cinématographique mais a plutôt privilégié les espaces d’échange sur la santé et la sexualité, actuellement les plus populaires sur Internet. L’apport considérable de nouveaux internautes a gonflé l’audience du site (aujourd’hui consulté par 1,3 millions de visiteurs uniques par mois) et lui a valu d’être racheté par le groupe Medcost (détenteur du forum Doctissimo) qui a fait progressivement dévié le site de son positionnement éditorial original. Parallèlement à ces sites, d’autres persistent à défendre un modèle économique qui conjugue à la fois un certain professionnalisme (organisation éditoriale, mises à jour régulières, hiérarchisation de l’équipe) et qui continuent pourtant de se nourrir d’un engagement bénévole qui soustrait ces rédactions aux contraintes économiques habituelles. Reste à déterminer l’influence véritable de ces îlots défendant malgré tout une idée de la critique cinéma héritée de l’après-guerre au milieu du trop-plein que propose aujourd’hui Internet.
Ouvertures et perspectives
Pour les producteurs et les distributeurs, la critique cinéma est depuis longtemps identifiée comme partenaire incontournable lors de la sortie d’un film, preuve en est les courtes citations toujours reprises (lorsqu’elles sont très positives et utilisent des formulations simplistes) sur les publicités pour un film. Si, suite à la désorganisation qui anima le marché français à la Libération, les projections presse se sont généralisées à partir des années 1960 afin de permettre aux critiques de découvrir les films en avant-première et de pouvoir faire leur travail en amont des sorties nationales des films. La reconnaissance des nouveaux modes d’expression pour la critique cinéma pose aujourd’hui de nombreux problèmes pour les attachés presse : sur quels critères distinguer par exemple le blog du site internet sérieux ? Quelle est la légitimité d’un individu pour pouvoir assister en avant-première à un film lorsque son activité de critique ne représente en aucun cas une source de revenus ? Par ailleurs, comment s’opposer à ces nouvelles formes d’écriture et la constitution de nouveaux espaces de dialogue sur le cinéma quand Internet ne pose plus les mêmes contraintes de publication que pour la presse papier ? Pour les professionnels, se pose donc vraiment la nécessité d’une veille sur l’émergence permanente de nouveaux médias.
Paradoxalement, ce nouvel auditoire peut se révéler porteur de promesses pour des distributeurs beaucoup plus fragiles, défendant des films moins acquis au grand public. Alors que l’absence de visibilité d’un film dans la presse du mercredi matin pouvait tomber comme un couperet sur la carrière commerciale d’un film, le champ des possibles est aujourd’hui nettement plus conséquent et permet à chacun de construire de nouveaux ponts entre l’écrit et la vidéo (par le biais de liens, de partenariats de toutes sortes).