Existe-t-il en Europe une représentation cinématographique des Roms, et de manière générale artistique ? En dehors de Tony Gatlif – qui tourne souvent avec des acteurs blancs, français, pour protagonistes – ou Jean-Charles Hue, quels noms nous viennent quand il s’agit de la mise en scène de ces Roms dont la vie est l’objet de mille fantasmes ? Saisissant l’urgence et l’impératif d’une telle représentation face à la montée du populisme et du fascisme dans l’U.E., aussi bien en République Tchèque qu’en France, le réalisateur Petr Václav (Tchèque installé à Paris depuis plus de dix ans), qui – ce n’est pas une coïncidence – tournait en même temps qu’était développé Cesta Ven un documentaire sur les élections législatives de Hénin-Beaumont, offre avec cette fiction une véritable odyssée. Une odyssée si commune et marginale à la fois, odyssée du quotidien pour la protagoniste Zaneta, qui lutte à la force de sa seule dignité pour un but si simple qui lui est inlassablement refusé : vivre comme tout le monde.
Retour atavique
S’il est une obsession dont Cesta Ven rend compte, c’est bien celle de la condamnation des personnages, posée a priori et dès la scène d’ouverture du film, par leurs origines. Ou plutôt par la façon dont ces origines, tziganes, les condamnent irrémédiablement dans le regard des autres personnages – Tchèques non Roms, administration, services sociaux. D’une violence parfois extrême, ce parti pris de montrer une banale histoire de débrouille (un couple avec un jeune enfant essaie tant bien que mal de s’en sortir, de trouver un job, de payer ses factures, etc.) depuis le regard d’un personnage considéré dès la première minute et avec obstination comme un marginal, donc un poids pour la société, est précisément la dynamique contre laquelle Cesta Ven et ses acteurs non-professionnels vont tenter de se dresser.
Avec un réalisme qui confronte à cette difficile réalité sans être jamais cru ou agressif – le réalisateur utilise pour décrire son approche dramatique la belle image d’un envol (démarche fictionnelle stylisée) gardant « de la boue sur les ailes » (l’indéniable travail documentaire, non seulement antérieur au film – plongée pour le réalisateur dans le quotidien des Roms tchèques, rapprochement avec des acteurs non-professionnels, tournage dans des appartements réels – mais l’irriguant par ailleurs de toutes parts) – Cesta Ven rend compte d’une douloureuse réalité, filmée avec une sensibilité et une justesse salutaires. Elles répondent notamment aux insupportables images télévisées des rassemblements fascistes anti-Roms – cette boue sur les ailes du quotidien, qui nous est à vrai dire trop familière –, à ces détails si pénibles du quotidien des personnages – les bus qui ne s’arrêtent pas pour eux, les interrogatoires sur leur généalogie auxquels on les confronte pour estimer la nuisance qu’ils représenteront pour la société…
Je suis inadaptée
L’angle scénaristique du film, qui offre l’anecdote par l’intermédiaire de sa protagoniste Zaneta, lui donne sans doute son aspect le plus intéressant : ce regard féminin – peut-être trop peu exploité. Entre Zaneta et sa sœur Andrea (qui vit, dans le même HLM, quelques étages plus haut, et est la maîtresse d’un politique fasciste orchestrant les marches anti-Roms), on sent en effet naître un point de vue féminin qui donne au film ses meilleures scènes. Dès lors que les femmes se mêlent de ce qui aurait dû rester le boulot des hommes (organiser un vol ou se faire le garant du bon déroulement de cette lutte quotidienne pour la survie, selon les règles imposées par la société), le film parvient à toucher à un dynamisme qui devient saisissant : c’est la force des marginaux, des laissés-pour-compte, qui tentent de lutter contre le passif héréditaire auquel on les a condamnés sans appel. À ce titre les deux dernières scènes, qui clôturent le film chacune sur un ton différent – tragique pour Andrea, en suspens pour Zaneta – sont d’une force qui achève d’affirmer la supériorité de ces personnages féminins dans la fiction. La double oppression dont sont victimes ces deux jeunes femmes – en tant que Roms, en tant que femmes – vole en éclats grâce au beau et digne portrait qu’en offre Petr Václav, interrogeant in fine sur ce bien triste quotidien auquel on les oblige à se conformer.