Il nous est tous arrivé de nous faire conter une histoire et de s’interroger sur la réaction que l’on aurait eue à la place de la victime. Ce genre de questionnements a toujours le don de nous mettre mal à l’aise car les réactions sont par définition imprévisibles et se mesurent toujours à la hauteur de l’événement. Notre instinct de survie en est le principal moteur. Or il est souvent traître. C’est ce que vit Tomas dans ce petit bijou que nous a proposé la sélection « Un Certain Regard », récompensé par le Prix du Jury présidé par Pablo Trapero et on ne peut que l’en féliciter. Aux côtés de la Hongrie (le prix « Un Certain Regard » a été décerné à White God de Kornél Mundruczó), la Suède est donc à l’honneur, fait assez rare de nos jours pour qu’il soit souligné. Le réalisateur Ruben Östlund, également scénariste et dont c’est le quatrième long métrage, avait déjà été présent en 2008 dans cette section pour Involuntary et en 2011 à la Quinzaine des réalisateurs pour Play. Son utilisation particulière de la caméra HD et son impact sur la production et la narration a donné naissance au mouvement de « l’école de Göteborg ». Force Majeure en est l’une des illustrations.
Avalanche
Un couple suédois, Tomas et Ebba, partent skier avec leurs deux enfants dans les Alpes afin que le mari décroche de son travail et de son iPhone. La neige est bonne, l’ambiance aussi. Jusqu’au moment où, attablés à une terrasse, ils sont menacés par une avalanche qui a bien failli les engloutir. Le mari déclare avec aplomb qu’il s’agit juste d’une « avalanche contrôlée », de celles qui sont déclenchées exprès pour éviter qu’elles ne se produisent de façon spontanée. Mais lorsque le déferlement s’approche et que le danger devient réel, deux réactions sont de mise. Réaction de la mère : elle cherche à tout prix à protéger ses enfants et à les abriter dans le restaurant et demande de l’aide à son mari. Réaction du père : il prend ses cliques et ses claques (c’est-à-dire son iPhone chéri) et fuit, abandonnant femme et enfants. Après l’incident, malgré les regards réprobateurs de sa famille, il ne reconnaît pas ses torts et fait comme si de rien n’était. Sa femme ne le lui reproche pas dans l’immédiat mais cet instant provoque alors de fortes tensions et de remises en question au sein du couple.
Détaillant chaque journée de nos vacanciers, le délitement progressif du couple se fait sur fond de tire-fesses, télésièges et poudreuse dans une atmosphère à la fois grandiose et inquiétante. Le réalisateur a fait ses gammes en tournant des films de ski ; il est donc tout à fait dans son élément comme le prouvent les superbes plans à flanc de montagne, les longs plans-séquences où les personnages dévalent les pistes dans un silence paisible et serein. Tout ceci filmé avec du matériel spécial (des objectifs anamorphiques entre autres), certaines scènes retouchées sans que ceci se ressente au visionnage du film. Au fil des jours, le soleil éclatant laisse place à un brouillard dans lequel s’enfoncent les personnages. L’engrenage dans lequel ils sont pris n’est pas sans rappeler les canevas récurrents des films du réalisateur iranien Asghar Farhadi qui mettent en scène des personnages face à l’ambivalence de la vérité d’un événement précis qui fait basculer leur vie.
Ce film fait partie de ceux auxquels on s’identifie terriblement, et ce à plusieurs niveaux : les accrochages puis les disputes qui s’intensifient, la tristesse des enfants qui subissent les tensions entre leurs parents et surtout l’instinct de survie qui nous fait réagir dans certaines situations de danger d’une façon ou d’une autre sans qu’on puisse en aucune façon le prévoir. En contrepoint et afin d’accentuer ce processus d’identification, le scénariste-réalisateur a la bonne idée de mettre en scène un deuxième couple, amis de la famille, eux-mêmes en position de spectateur, reflétant nos propres réactions et interrogations tout le long du film.
Patriarcat
Östlund dresse également un portrait sociologique de la famille moderne et notamment de la place du patriarche. Chaque membre de la famille a son rôle et s’il y déroge, l’équilibre familial en est alors automatiquement perturbé. Le schéma familial est classique : le père est un cadre qui travaille trop, la mère semble être au foyer, ils partent au ski, les vacances typiques de la classe moyenne afin que le père leur consacre un peu de son temps. En cas de danger, c’est donc lui qui est tenu de se comporter en héros et s’il a le malheur de manquer à ses devoirs, il est ostracisé par les autres membres de la famille. Les conventions sociales et les idées préconçues de la virilité et de l’héroïsme sont très habilement remises en question à travers ce petit incident à grande portée psychologique.
La finesse du scénario repose également sur le juste dosage entre le comique et le tragique à travers une écriture subtile, un sens du timing parfait (le réalisateur est friand de l’interruption brutale d’une scène afin de créer un effet comique suite à la réaction d’un des personnages) et l’ambivalence de certaines scènes auxquelles on ne sait s’il faut rire ou pleurer. Des personnages riches et complexes extrêmement bien interprétés, d’excellents dialogues, des paysages alpins à couper le souffle tel un tableau de Friedrich dans lequel l’homme est petit face à l’immensité de la nature. Il a beau crier, comme le fait Tomas, il sera toujours dominé par elle.