Malika règne en son royaume. Un royaume de sable, de dunes et d’hommes de passage. Au cœur du désert, elle tient sa forteresse : un modeste café au bord de la route nationale Transsaharienne, à quelques kilomètres de la ville d’El Menia, Algérie. Les quatre murs de béton qui la protègent des vents et du sable abritent une table, deux chaises, des œufs pour les omelettes, du tabac à chiquer et quelques sodas. Quiconque passe la porte est nourri et peut déballer ses histoires sur la table. En face, se tiendra Malika, l’oreille attentive. Dans son café, il ne passe que des hommes. C’est entendu, Malika ne peut pas sentir les femmes bien qu’elle déteste ceux qui les méprisent. Les gars qui passent, qu’il s’agisse d’habitués ou de hasardeux voyageurs, sont reçu sur le même ton : farouche, familier mais familial, drapé dans une fierté de matrone. Les discussions s’enchaînent et s’étendent entre des intervalles plus silencieux. Les heures passent, les deux chaises tournées vers l’ouverture de la porte, à contempler les dunes lointaines et les véhicules qui défilent. Si le désert est large et infini, et si la route nationale semble mener vers d’autres mondes, le territoire de Malika ne s’observe que du pas de sa porte ou de sa minuscule fenêtre, utilisée en guise de comptoir. Il semble alors que seule cette portion de route existe et lorsqu’un véhicule s’arrête, les conducteurs rapportent les histoires du reste du monde.
En cinéaste complice, Hassen Ferhani accueille les histoires ou les provoque : la caméra invite à la confession mais inspire aussi de nouvelles fictions. Attentive au trafic, Malika sait qui se niche dans ce camion qui passe, où il va, pour quelle raison. Dans son regard, les anonymes de la route deviennent des personnages que le cinéaste se plait à révéler. Et si l’histoire personnelle de la tenancière se découvre au gré des discussions, le film évite le portrait trop centré en s’ouvrant aux visages et aux récits passagers pour dresser une histoire collective. En écho les unes aux autres, les conversations exhibent des angles morts pour que l’Algérie se raconte.
Être là
Les discussions retenues au montage renseignent sur la précarité généralisée de toute une classe algérienne. Ici comme ailleurs, le travail manque, la pauvreté s’étend, les écarts sociaux et économiques se creusent et les politiques massacrent. À quelques mètres du café de Malika, les chantiers d’une station-service et d’un restaurant inquiètent : la concurrence va jusqu’à sévir aux confins du désert. En dépit de la menace et la rudesse du travail, le désir de Malika d’être là reste vivace. Alors qu’on lui propose de la ramener chez elle, elle souhaite rester à contempler ses dunes. Celles qu’on aperçoit au loin, derrière la route, ont fait territoire et il semble vital à Malika de garder un œil dessus et sur ceux qui s’en approcheront. Elle le dit : elle a pris la place qu’on lui a laissé en ce monde. Habitante et gardienne du vide, elle a transformé le désertique en une terre fertile de récits et de liens. Souvent des personnages de documentaires nous rappellent que des gens partout occupent le monde et consignent ses histoires. On le dit à Malika : « si tu pars, ce lieu sera déserté. » Cette femme qui reste là en sait un peu plus que tous les autres sur ce qui circule entre deux villes sahariennes, reconnaissant les phares, les visages, les habitudes, connaissant les tourments. On saura ainsi qu’une femme solitaire traversant le désert sur sa moto est passée par là, on retiendra son visage et ceux de ses parents qu’elle montre à Malika sur son téléphone ; on apprendra qu’un homme recherche un frère disparu qui n’existe probablement pas, et que des gens sont morts une nuit dans un bus. Que s’invitent le désastre (la découverte d’épaves de véhicules accidentés pendant une nuit) ou l’allégresse (un chœur vient chanter et faire danser la patronne), Malika est là : elle accueille ce qui vient et révèle les liens invisibles mais profonds laissés au 143, rue du désert.