Cette année dans les sous-sols du MuCEM – l’imposant Musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée, où siégeait le festival –, un météore a déréglé nos boussoles. La difficulté à articuler son titre reflète assez bien l’état d’hébétude où il nous a laissé : visionné trois fois d’affilé, Schicht, ébouriffant premier film d’Alex Gerbaulet, fut le point d’orgue inattendu d’une édition qui avait déjà su tenir son rang. Balisé d’un côté par une rétrospective de Manoel de Oliveira, et de l’autre par le troisième volume des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes, le FID 2015 substitua à la visite de musée que l’on redoutait un peu, un sidérant voyage dans le temps : le temps du conte, qui selon Shéhérazade « tisse un lien entre les morts et les hommes qui ne sont pas encore nés » ; les contretemps du monde (son épicentre, ses hiatus) ; et le temps qui se dérobe, comme le sol sous les pieds d’Alexandra, la narratrice de Schicht, dont le passé problématique profile un futur impossible.
L’origine du monde : préhistoire du conte
Devant la diversité de propositions, difficile de ne pas céder à la tentation d’entamer par le plus brut. Très attendu par certains, plus sceptiquement par d’autres, Philippe Grandrieux (qui nous a accordé un entretien) surprit une partie du public avec un film-performance des plus rêches. Dans le sillage de White Epilepsy, qui en constituait le premier volet, Meurtrière se présente comme la partie centrale d’un retable filmique sur le thème du corps, dont le troisième panneau est en préparation. Dans un cadre vertical qui rappelle autant les vidéos amateurs de smartphones qu’une toile de Bacon en pied, trois danseuses nues se contorsionnent au ralenti, offrant leurs béances à un effet de surcadrage vertigineux. C’est que la fente par laquelle le spectateur entre dans la danse rappelle autant le regard du voyeur que celui de l’obstétricien qui ausculte un corps à venir. Orgasme/ à venir/ avenir : le film, entrelacs de peaux en fondus enchaînés, évoque à la fois une parade nuptiale, une poche amniotique et une cuve de laboratoire, à l’image de ces clones qui s’éveillent en sursaut dans les films de SF. Exténuant, Meurtrière fait ainsi durer le balai prénatal une bonne partie de ses soixante minutes, jusqu’à ce que la dramaturgie – que l’on croyait condamnée à pourrir dans les limbes – ne s’emballe, livrant un visage de femme à des tremblements convulsifs. Le tout dans un concert de portes battantes… Depuis qu’il s’est laissé glisser sur la pente non narrative à laquelle son cinéma prêtait le flanc, il faut reconnaître que Grandrieux soumet son spectateur à rude épreuve. Là où ses long-métrages de fiction prenaient à la gorge dès la première image (se souvenir de l’incipit chaotique de Sombre sur une nuit américaine vrombissante), les beautés de ses travaux récents se dévoilent au prix d’une endurance harassante. Pourtant, après le film le balai continue d’infuser, et Meurtrière de toucher au plus profond du spectateur. Si la trajectoire du cinéaste déconcerte, c’est que son travail n’évolue pas : il se recroqueville. D’un cinéma de l’enfance, Grandrieux rapetisse au stade cellulaire : autrefois composés de visions d’avant le langage et la mémoire – ravagé par les sensations, incapable de fixer les formes du monde, le regard n’esquissait qu’un semblant de récit –, désormais ses films involuent. C’est la construction du corps qui l’intéresse, autrement dit : des films d’avant le monde et d’avant le corps dans ce monde ; d’avant l’histoire de ce corps au-delà de son propre corps. C’est pourquoi le récit disparaît de ce cinéma-là. Lequel n’est pas exempt de toute dramaturgie pour autant, c’en est même la première de toutes : celle du réveil après la gestation, du déclic, laquelle mène à la première « action ». C’est dire qu’après ces visions baconiennes in utero (déjà tangibles dans White Epilepsy), comme entrées par effraction dans L’Origine du monde, on trépigne de découvrir ce que le troisième volet nous réserve.
En tout cas, probablement pas les errances de Nicolas Boone, qui promène sa caméra sur les pas d’un attelage en plein désert. Encore qu’en déclarant, juste avant la projection de Psaume, que « cette histoire qui se déroule en Afrique subsaharienne, pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs », le réalisateur interpelle. Ses paysages desséchés évoquent aussi un univers primitif, sauf qu’à la place du noir de Meurtrière, le monde finit par se dissoudre dans une page blanche. C’est ce qu’inspirent ces longs fondus laiteux, qui ponctuent le film en relançant les dès d’une chevauchée qui ne mène nulle part. Comme si le monde, insatisfait de ses premières esquisses, tournait sans cesse une nouvelle page de son carnet de croquis. Si tous les éléments de la fable semblaient réunis, ici comme chez Grandrieux le récit se fait attendre. Il est le grand absent de ces abstractions du FID, lesquelles forment un petit clan non narratif qui raconte, par des chemins de traverse, le commencement du monde – le monde d’avant le conte, avant, donc, que les hommes n’apprennent par leurs histoires, à traverser le temps.
À l’ombre des poids lourds, un petit film du FID Campus (sélection de courts pêchés à la sortie des écoles) s’employait lui aussi à remonter le temps. En libérant ses plans fixes de leur fonction d’illustration, Hunter’s Moon d’Annabelle Amoros, étudiante fraîchement diplômée de l’école de photographie d’Arles, déjouait habilement les codes de la fable imagée pour petits enfants. À la façon d’un livre mal relié, ses images s’émancipent de la trame en voix off pour dessiner leur propre sentier parallèle : comme chez Boone, cette histoire de rôdeur a lieu en Laponie, mais pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs. Aussi, plutôt que de figer l’anecdote dans l’ambre du présent, Annabelle Amoros substitue à la clarté d’une immersion documentaire, des images sombres empruntent d’un sentiment d’inquiétude. Résultat : le fait divers, pourtant précisément daté et localisé, se déloge de son ancrage factuel pour gonfler le registre des légendes collectives. Ainsi, sur la base d’un simple décrochage, Hunter’s Moon rejoint paisiblement l’horizon du mythe, ouvertement ciblé.
Tout l’inverse des Bêtes sauvages d’Éléonore Saintagnant et Grégoire Motte. Lequel saute d’une étude de cas zoologiques, à une étude de genres où chaque chapitre, entamé façon docu, s’enchâsse dans un court métrage de fiction. Le hic, c’est qu’on sent que les réalisateurs trépignaient à l’idée de faire sortir le documentaire de ses gonds. À cela deux conséquences : la première, c’est que le sujet, pourtant passionnant – les animaux « férals », remis en liberté après la captivité – est relégué au second plan ; la seconde, c’est que les extensions fictives sont d’une pauvreté franchement embarrassante. Au soliloque wolof d’un hippopotame en apnée – on passe sur le choix de la langue, qui dans la bouche d’une bête sauvage d’Afrique, ressemble comme deux gouttes d’eaux à une grosse maladresse –, précède un sketch complètement vain sur le passage de drogue à la frontière franco-belge, qui ne fait qu’illustrer platement ce qu’un entretien nous apprend explicitement. Dommage. Trop poseur, le film ne décolle jamais vers la fable éclatée à quoi le sujet tendait pourtant les bras : des animaux élevés en cage reprennent leur liberté et s’adaptent à un monde modelé par les hommes. Au risque d’en remettre une couche, ce ne sont pas tant les simagrées de mise à distance que le regard surplombant qui dérange, car l’animal – tarte à la crème des velléités court métragistes – ne devient plus qu’accessoire. Un reproche dont Julie Vacher n’aura pas à s’inquiéter, elle qui plaçait l’animal (du moins son regard) au cœur de Brâme – la vie secrète des ombres. Précis, le film semble suivre la traque d’un cerf par un chasseur de son. Semble seulement, car on devine peu à peu que l’intérêt de la réalisatrice porte moins sur l’animal ou le chasseur, que sur le cache-cache entre les deux, et le fantasme qui y préside : observer l’autre sans être vu de lui – le b.a.-ba du documentaire animalier. À l’opposé des Bêtes sauvages, Vacher s’emploie moins à dézoner – du documentaire animalier au sketch –, qu’à simplement renverser le point de vue : ainsi, Brâme ne montre pas tant des hommes regardant des animaux, qu’il ne montre des hommes observés par des animaux. Façon de montrer que dans l’œil d’un cerf, l’homme, camouflé et farcis de gadgets, n’en reste pas moins un curieux animal lui aussi.
Contretemps
À ces fables orphelines d’un récit répondaient des films effilochés, traversés par plusieurs pistes, à l’image des Mille et Une Nuits dont les mamelles semblaient alimenter une portée d’héritiers fortuits. S’il n’a chronologiquement pas pu faire école, davantage plus qu’à Cannes où il faisait cavalier seul, on sentait à Marseille que le film avait capté l’esprit de son époque ; s’improvisant grand frère d’une partie de la sélection, encline elle aussi au vagabondage narratif. Au point que plusieurs films parmi les meilleurs du festival partageaient avec Gomes cette urgence de faire dérailler le récit, de conjurer ce « nous » commun de la crise par un « tous » kaléidoscopique. À commencer par le très beau Dans ma tête un rond-point, fresque en huis clos dans les abattoirs d’Alger, vu dans les mêmes conditions de ruissellement que les protagonistes, aux Variétés de la Canebière. Si l’anecdote ressemble à un règlement de compte avec le patron de la salle (l’absence de clim’ par 40 degrés méritait bien une petite mention « supplice »), elle en dit long, aussi, sur le magnétisme d’un film devant lequel personne ne voulut abdiquer. Mieux, l’écrasement de la salle, qui redoublait l’imaginaire d’un lien physique, réduisit l’écart entre le public et ces rêveurs Algérois ; soit l’idéal d’un des jeunes bouchers, qui pour échapper à la pression sociale, imagine mettre les voiles en Europe avec sa belle. Fil parmi d’autres, tressé par un film qui en regorge, où le décor – montré partout ailleurs, à ne plus savoir quoi en dire – s’efface peu à peu derrière les scénarios buissonniers. Filmé comme un fond de calle, l’abattoir y devient ce vieux chalutier social où s’entassent et murmurent les âmes accablées, comme un inconscient collectif à ciel ouvert. Déjà remarqué l’an passé avec Tarzan, Don Quichotte et nous, il y a fort à parier qu’après sa moisson de prix – à commencer par celui de le compétition française, et sa mention par le jury du GNCR –, Hassan Ferhani saura trouver le chemin des salles françaises.
Idem pour Le Divan du monde de Swen de Pauw, dont le titre fidèle et trompeur résume assez bien les richesses de ce faux feel good movie, que l’on ne serait pas mécontent de retrouver en salle. Trompeur, parce que le monde chez de Pauw patiente à la porte du cabinet minuscule d’un psychiatre strasbourgeois. Mais fidèle aussi, parce ce qu’y défile moins la misère du monde que ses remous. Lesquels remous, captés par un dispositif minimal – deux caméras fixes incrustées dans le décor, offrant le champ et le contrechamp d’une discussion entre le thérapeute et son patient –, en disent bien plus que les petits tracas dont ils découlent. Sautillant de la solitude crève-cœur d’un mauritanien sans papiers à des ping-pongs verbaux parfois très cocasses – même si, à ce titre, le film n’est pas exempt de tout reproche tant les gags balayent parfois sans ménagement des confessions vraiment touchantes –, Le Divan du monde oppose à la détresse sous toutes ses formes, la chaleur d’un psychiatre débonnaire. Si le dispositif laissait craindre le pire, façon « brèves de comptoir chez les dépressifs », Swen de Pauw parvient tant bien que mal, en déjouant la tentation d’une compil’ du rire, à pénétrer le cœur complexe de son sujet. Une complexité dont il n’ignore pas qu’elle réside probablement dans l’humour, auquel le psychiatre a parfois recours maladroitement, et que l’on finit un peu par attendre comme un chien son susucre. À ceci près que, si volumineux soit-il, l’humour n’est jamais présenté comme la solution du problème. C’est là toute l’intelligence du film : plutôt que d’en rechercher les bienfaits, constater l’impuissance thérapeutique du rire – si certains patients se prêtent à l’amusement, de Pauw ne camoufle pas leur malheur pour autant. Façon un peu amère, mais pas défaitiste, de rappeler que s’il n’en est pas la clef, l’humour demeure la politesse du désespoir.
S’agissant de dramaturgies à contre-pied, celle de Jet Lag d’Eloy Dominguez Seren faisait figure de roi du pétrole. Le film, littéralement cassé en deux, déroule dans un premier temps ce qu’il aurait pu rester : la petite chronique végétative d’un employé de station-service. Mais alors qu’il suit son rythme engourdi, le documentaire s’affole subitement lorsqu’un braquage, capté par les caméras de surveillance, vient dynamiter sa routine. L’événement, totalement fortuit, fait ainsi basculer le film dans une chasse à l’homme que les radios et TV locales relaient en direct à la BFM. Pépite du hasard, le braqueur s’avère être un bandit du patelin dont la tête est mise à prix. Le petit reportage sur les employés de nuit (sujet initial du film que le réalisateur divulgue à un client) bascule dans le western en huis-clos, où la crainte de voir reparaître le desperado transforme la supérette anodine en camp retranché façon Rio Bravo. Le tout offre une expérience rare : il y a quelque-chose de miraculeux à voir éclore sur la base d’un genre modeste – le reportage sociologique – un film de cinéma. C’est aussi la revanche du réel sur le sujet, lequel passe providentiellement à la trappe. Et si le film souffre un peu de son fatras de mise à distance, on est prêt à tout pardonner au réalisateur qui, plutôt que de faire le héros, aura su se faire braquer son sujet.
Exactement ce que Jonathan Perel n’aurait jamais pu faire de son film, Toponimia. Lequel, quadrillant quatre villes au rythme d’un métronome, ne concède pas le plus petit contretemps à la cadence de son principe-massue. D’une rigueur de géomètre, Toponimia illustre à merveille le sous-genre conceptuel et très épineux de ces films à « protocoles » (minoritaires mais voyants, au FID) dont personne n’ose dire du mal – à défaut de les aimer. Pour faire simple (parce qu’en dépit de ses passerelles savantes entre toponymie et urbanisme, c’est plutôt simple), la structure du film mime celle du cadastre, duquel s’inspirèrent les urbanistes de quatre villes conçues en réaction aux guérillas argentines des années 1970. Toutes les dix secondes, un plan anodin en remplace un autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que le spectateur le plus endurant, soumis aux quatre-vingt dix minutes que dure le supplice, n’en ressorte pas plus instruit que celui qui s’était fait la malle au bout d’un quart d’heure. Au fond, le problème du film-concept, c’est qu’on ne peut rien en dire : complètement autonome, ils n’existe que pour dodeliner de la tête devant sa belle horlogerie. Et la grande sacrifiée de ce programme pompeux, ce n’est pas le récit – probablement jugé accessoire, vu l’aridité assumée par Perel –, mais l’exigence d’une dramaturgie originale. En somme, qu’importe l’ennui, rectiligne comme une brique en chute libre, Toponimia ne reconnaît qu’une loi : la gravité.
Futurs
Enfin, sans qu’ils ne fassent l’objet d’un regroupement, une poignée de films semblaient nous parler du futur, augurant pour l’avenir une sorte d’impasse politique. À commencer par le suffocant La Fleur aux dents d’Isabel Pagliai (sélectionné au FidCampus), qui confesse avoir découvert ses deux protagonistes dans la communauté des chanteurs de karaoké sur Youtube. Qu’ils soient nés dans des vidéos est tout sauf anodin, pour une romance virtuelle qui ne montre jamais les tourtereaux qu’à distance d’écrans. Façon comme une autre, semble-t-il, de vivre leur amour clandestin. Façon surtout de constater qu’Internet, à la périphérie du sexe et des rencontres, devient pour certains le dernier refuge des sentiments.
Autre monde, autres mœurs, le duo Chloé Mahieu et Lina Pinell se penche sur Arthur, aristocrate et créateur d’une marque de prêt-à-porter destinée à une clientèle Auteuil-Neuilly-Passy. À Vendôme déjà, se détachait dans Boucle Piqué ce jusqu’au-boutisme peste dont on connaît bien les racines : le meilleur de Strip-tease (quand l’émission prenait des privilégiés pour cible), que certains accusent de voyeurisme sur la foi d’un outillage critique dont on pourrait, parfois, discuter la pertinence. Tradition éthique qui veut que l’usage de l’image d’une personne ne se fasse pas au détriment de son intégrité. Soit. Mais que faire d’un personnage odieux, dotée d’une compréhension perçante des situations qu’il divulgue ? À ce titre, en choisissant le sujet idoine, Business Club justifie l’insolence de sa démarche. Invisible, le regard laisse aller les personnages à ce ridicule que Wiseman lui-même confesse rechercher sous la notion « d’humour objectif ». Wiseman, Strip-tease, deux références à qui le film doit sans doute un peu de sa ruse – laquelle aboutit fatalement à une tromperie. Témoin cette séquence où Arthur, en visite chez un entrepreneur hongkongais qu’il espère se mettre dans la poche, se fait littéralement ridiculiser par son hôte. S’y font jour deux révélations gigognes : la première, c’est qu’Arthur ignore complètement l’histoire de la classe qu’il est censé représenter ; et la seconde, c’est qu’en l’ignorant, il construit sa réputation, sa société mais aussi sa propre vie – qui se résume à sa marque, comme le prouve sa solitude accablante – sur du vide. Une réalité qu’aucune autre méthode n’aurait pu recueillir à ce degré d’acuité. Preuve s’il en fallait que le documentaire peut faire une place à ce cinéma de peste.
Enfin, à tout seigneur tout honneur, c’est à Schicht d’Alex Gerbaulet que revient le dernier mot. Le film raconte à une vitesse fulgurante comment la ville de Salzgitter, cité industrielle d’Allemagne de l’Ouest, bâtie sans réellement faire le deuil de son passé, illustre aujourd’hui l’impossibilité-même de tout futur politique. Emprunt d’une rage post-punk, Gerbaulet narre consciencieusement l’histoire de la ville et de sa famille, qui fit l’erreur d’y creuser les fondations d’une vie ordinaire, jusqu’à l’échec de ce modèle. La voix off d’Alex, qui n’est autre que l’Alexandra du film, fille de cette famille, dont l’existence est relatée à la troisième personne, recense les événements un à un : la relation originelle de la ville au dignitaire nazi Herman Goering dont elle conserve les traces, sa croissance industrielle puis son déclin, avant sa reconversion en déchetterie nucléaire ; le tout sans la moindre affectation inhérente au film de famille. C’est d’ailleurs à travers cette voix presque cinglante, alliée à la sape méticuleuse du modèle social, familial et du « je » de l’énonciation, que Schicht donne à ressentir un sentiment d’un nouveau genre. Alors qu’il s’agit de sa propre histoire, le narrateur opte pour le neutre. Lequel raconte, ainsi détaché de toute empathie, la faillite progressive de sa famille. Si bien que le film en liquide froidement chaque membre – la mère, malade, finira enterrée puis oubliée –, jusqu’à ce qu’il ne reste que le père, figure de joggeur anonyme dont on comprend qu’il n’est que le résidu du foyer Gerbaulet. Implacable, Schicht se place à un niveau d’acuité et d’intelligence tel, qu’il est peut-être le candidat le plus à même de reprendre le flambeau, laissé vaquant par Farocki, de ce cinéma d’exploration des impensées de l’histoire – un an seulement après la disparition du maître.
Trait d’union entre les morts et ceux qui ne sont pas encore nés, Schicht pourrait dialoguer avec la Shéhérazade de Gomes, à ceci près que le film d’Alex Gerbaulet n’opère pas de ré-enchantement par le truchement de l’imaginaire et de la fiction. L’autre grande différence, c’est que le peuple n’existe plus chez Gerbaulet, chaque famille sommeillant dans un modèle de perclusion totalement étranger à la communauté portugaise des Milles et une nuits. Et si chez Gomes, la fiction semble venir au chevet d’une société en berne (à moins que ce ne soit l’inverse), Schicht fait preuve du courage, trop rare dans le cinéma contemporain, de ne pas chercher à redonner vie à ce qui mérite peut-être de mourir. Il lève ainsi le voile sur un gouffre qu’aucun espoir ou utopie consolatrice ne saurait venir combler. À ce titre, et même si d’autres films manquent à notre compte-rendu, il est tentant de faire du très beau film d’Alex Gerbaulet le jalon équivoque d’une édition truffée de propositions enchanteresses.