Six ans après Beginners, Mike Mills revient avec un drame à la configuration a priori semblable : le récit d’une initiation amoureuse, enchâssé dans une chronique douce-amère, se fait progressivement le vecteur d’une réflexion sur les forces et les faiblesses de l’entité « famille ». Mais à la trame foncièrement autobiographique de sa précédente fiction, concentrée dans une tranche de vie volontairement réduite, Mike Mills substitue ici l’ampleur d’une fresque éclatée, où les personnages sont constamment rattrapés par la marche de l’Histoire.
Mythologies
Santa Barbara, à l’orée des années 1980. Le soleil brille, la mer est bleue, et tout, pourtant, semble déjà émoussé par une amertume nostalgique : Dorothea Fields (Annette Bening), quinquagénaire qui fut aux premières loges des mouvements progressistes et contestataires des années 1960, voit grandir son fils Jamie dans une Amérique qui n’est décidément plus celle du flower power ni des luttes pour l’égalité. Dorothea elle-même est devenue une femme au foyer attachée aux symboles bourgeois de la réussite sociale : sa Ford brûlée au début du film, sa télévision, sa grande demeure en chantier, et surtout ses nombreuses actions dont elle surveille le cours chaque matin, avec l’aide de Jamie. La maison est également habitée par Abbie (Greta Gerwig), une jeune artiste punk quelque peu tourmentée, William (Billy Crudup), singulier homme à tout faire, et, plus sporadiquement, par Julie (Elle Fanning), la jeune voisine de dix-sept ans dont Jamie est secrètement épris. Après une brève mise en place, le récit prend son élan sur la base d’une alliance entre ces trois femmes d’âges différents. Dépassée par l’évolution de Jamie, qui entre en pleine puberté, Dorothea demande à ses deux acolytes de l’aider à accompagner le jeune homme dans son éducation, tant intellectuelle que sentimentale : à ce titre, Jamie apparaît moins comme une figure nodale que comme une surface réfléchissante qui lie chaque héroïne aux autres.
Sous le vernis d’un portrait intergénérationnel, cette construction prismatique met en œuvre une véritable archéologie des images : à travers les résonances qui s’esquissent entre Dorothea, Abbie et Julie, Mike Mills interroge les fétiches contemporains de la société américaine. Au cours du récit défilent ainsi, pêle-mêle, des tubes des Talking Heads écoutés par Abbie, des références à des best-sellers de self development (tel The Road Less Travelled, paru en 1978) lus par Julie, le discours télévisuel de Jimmy Carter sur la « crise de la confiance », prononcé en 1979, que Dorothea approuve sans réserve, ou encore des extraits du documentaire culte Koyaanisqatsi (1982) – autant de jalons chronologiques qui dessinent un parcours presque muséographique dans l’Histoire récente des États-Unis. Cette approche matérialiste de l’esprit d’une époque menace au départ de virer au cahier des charges de la reconstitution, en particulier dans les toutes premières minutes du film : en témoigne le monologue inaugural de Dorothea, qui accompagne en voix off un montage de documents d’archives et de prises de vues filmées par Mike Mills, où le personnage glose sur des poncifs usés depuis longtemps par l’imagerie publicitaire. Mais ce parti-pris dévoile bien vite son soubassement critique : nombreux sont les moments où les personnages, réduits à la somme de leurs possessions et de leurs idéologies, sont comme prisonniers des images – des clichés – de leur temps. Et ce, même lorsqu’ils pensent échapper à tout conformisme : Mike Mills le montre avec habileté dans ce long soliloque au cours duquel Jamie régurgite à la lettre ses lectures féministes, où la réalité est systématiquement passée au crible de deux ou trois conceptions essentialisantes (le plaisir féminin, la femme ménopausée,…). Tout en étant rivé à son ancrage historique, le cinéaste jette finalement un regard malicieux – et même perspicace – sur les références socio-culturelles dont il parsème son intrigue : à son meilleur, 20th Century Women adopte la forme un peu lâche d’un essai visuel sur l’Amérique du début des années 1980, où poindrait par intermittence l’ironie barthésienne des Mythologies. C’est que le romanesque ne réside ici pas tant dans le parcours initiatique des personnages, que dans la recension fantaisiste des totems de la période établie par Mills, avant tout pensée comme une étude de caractères.
Elle ou les ambiguïtés
Toutefois, l’iconoclasme frénétique de Mike Mills lui joue parfois des tours. En brassant trop de thématiques, trop d’influences et finalement trop d’images, la mise en scène est vite rattrapée par sa boulimie gargantuesque : à de nombreuses reprises, le récit semble s’enrayer, comme si son bon déroulement devenait au fond accessoire. 20th Century Women ressemble alors à une juxtaposition de vignettes anecdotiques désertées par les personnages : ces derniers ne sont plus que les variables abstraites d’un système narratif qui annihile leur fond d’humanité au profit de leur surface métaphorique – c’est tout particulièrement le cas des scènes où intervient le personnage d’Abbie, réduit à la caricature un brin agaçante de l’artiste punk dépressive, éternellement inapte à la vie en société. Concrètement, la voracité picturale de Mills se traduit de façon récurrente par de curieux effets d’accélération de l’image, qui semblent matérialiser l’exaltation parfois brouillonne du cinéaste, avide de scènes riches en contenu symbolique, pressé d’évacuer les instants de vie qui ne seraient pas directement signifiants. Pour autant, le film, qui n’est pas complètement soumis à ce régime infernal, n’est pas avare en moments forts, parfaitement intégrés dans le plan général : l’emportement vertigineux de Mike Mills se mue ici en prestesse tragi-comique, qui témoigne d’un vrai sens du timing. Aussi n’est-ce pas un hasard si les scènes les plus réussies du film s’articulent autour du personnage interprété par Elle Fanning : de Somewhere à The Neon Demon, l’actrice a constamment ébloui par son agilité dramatique; par sa capacité à passer littéralement en un clin d’œil d’un registre à un autre, de l’ingénuité la plus pure aux émotions les plus mélangées. Dans 20th Century Women, elle se cale de bout en bout sur le rythme épileptique du gigantesque zapping monté par Mike Mills : dans la mélancolie comme dans l’euphorie, dans la raillerie comme dans l’empathie, dans la grâce comme dans la maladresse, partout Elle Fanning déploie un nuancier de jeu ahurissant de précision et d’efficacité, dans lequel viennent se fondre jusqu’à l’équivoque les états psychologiques contradictoires de son personnage.
Notamment dans deux scènes remarquables de simplicité, elle brille par son aptitude à mettre en sourdine le commentaire sociologique pour faire entendre sa voix propre : s’incarnant dans une présence quasiment immédiate, elle retranscrit avec aisance une impression de spontanéité qui fissure le glacis de la frise chronologique pour, enfin, laisser place au personnage. La première se situe vers le milieu du film : après avoir conté à Jamie le récit d’une nuit d’ivresse, Julie lui avoue craindre d’être enceinte. En attendant de connaître le résultat du test de grossesse, les deux amis, partis se promener dans une clairière, échangent des considérations insignifiantes sur des sujets divers puis se mettent à fumer. Julie se moque vertement de Jamie, qui, selon elle, ne tient pas sa cigarette de façon convenable – virile et assurée. À ce moment, Elle Fanning singe une démarche à la James Dean, et, suivie par la caméra, transmute instantanément sa délicatesse de jeune fille en nonchalance androgyne, se glissant dans un corps inassignable, qui échappe à toute tentative de définition. La deuxième scène se situe quant à elle à la fin du film. Profondément marqué par ses lectures de gender studies, Jamie aborde l’épineux sujet de l’orgasme féminin, et, à peine a-t-il commencé à dérouler quelques théories féministes, qu’il est aussitôt interrompu par Julie : elle lui déclare, dans une forme d’affliction désabusée, qu’en fait de plaisir, il n’y a qu’une jouissance feinte. Sans crier gare, elle se livre alors à une imitation impromptue de râles masculins, aussi cocasse que minimaliste : Elle Fanning assied son règne d’interprète omnipotente sur le terrain balisé du teen movie et trace des lignes de fuite hors des sentiers battus de la comédie sentimentale. Mais la finesse parfaitement calibrée de son jeu est à double tranchant. Car, tout en replaçant chacune de ses scènes dans la justesse d’une présence authentique, la comédienne s’élève au-delà de la bigarrure de l’ensemble à tel point qu’elle ne peut à elle seule en gommer toutes les aspérités. Le contraste ainsi creusé entre la dextérité de l’actrice et la facture ingrate de l’écrin tissé pour elle a au moins un mérite : rarement le génie d’Elle Fanning aura paru aussi saillant que dans cette tension permanente entre la fadeur des situations et la virtuosité sapide avec laquelle elle les investit.