A Bittersweet Life annonce la couleur, dès ses premiers plans : nous sommes ici dans un Film Noir, dont le renouveau a fait les réputations de John Woo ou Johnnie To. Celui-ci fait en sorte de mériter ses majuscules. Le réalisateur du remarquable Deux sœurs, le Coréen Kim Jee-woon, ici également scénariste, promène une caméra gourmande sur les bas-fonds et la mafia qui sont l’ombre d’un grand hôtel coréen, dans une histoire de vengeance… inattendue.
Sous l’éclairage feutré d’un hôtel de luxe, un homme élégant et propre sur lui met un temps à répondre aux sollicitations d’un serveur obséquieux : on a un problème en bas, il vaut mieux qu’il descende. Quelques minutes plus tard, l’homme, Sunwoo, bras droit impassible et sans pitié d’un gang de la mafia coréenne, règle le problème en envoyant à l’hôpital trois hommes de main d’un gang adverse. Son efficacité lui vaut tous les honneurs de la part du chef de gang, et ce jusqu’à ce qu’il soit chargé de surveiller la maîtresse de celui-ci, qui est convaincu de son infidélité…
Son scénario permet au réalisateur de sacrifier à tous les codes visuels du genre, et il y prend un plaisir évident, avec une mise en scène extrêmement stylisée, riche en ralentis heureux, en ambiances enfumées, en ultra-violence graphique. Si les décors, les couleurs, les ombres sont extrêmement travaillés, réduire le seul talent de Kim Jee-woon à cette fidélité aux codes du film noir serait lui faire une injustice. Au détour d’une empoignade entre deux gangsters, l’un reste sur le carreau, répandant un sang vermeil sur le blanc de la patinoire, et A Bittersweet Life passe les limites du polar pour figer des images d’une beauté renversante, étonnante et paisible, dans un déchaînement de barbarie. Dans ces moments, le réalisateur semble s’être acquitté de ce qui était attendu de lui, et ose des inserts poétiques, tout aussi resplendissants que morbides. De la même façon, dans ces moments d’introspection qui parsèment le récit, lorsque le héros se laisse aller à rêver ce qu’il pourrait être aux yeux de celle qu’il est censé chaperonner, le récit fait une pause, d’autant plus étrange et onirique qu’elle s’insère dans un récit très brutal.
Cette brutalité obéit aux codes du genre, rassure le spectateur lors d’une scène de départ extrêmement efficace, puis s’affirme au long du film comme une des plus étonnantes jamais montrée sur un écran : Kim Jee-woon a en effet pris le parti de la démythifier, et de mystifier le spectateur. La violence est hasardeuse, sale, brutale, laisse des traces : où donc aller chercher la distance, salutaire échappatoire qui permet de plonger la main dans le seau à pop-corn dans la scène finale de Kill Bill Volume 1 ? Ici encore, le film semble vouloir dire qu’il a sacrifié aux doléances d’un public devenu grand consommateur de film de genre, et qu’il s’agit ici de jouer un double jeu : le code veut de la violence ? Soit. Mais qu’elle soit banale — et non banalisée, que ses victimes souffrent, ou meurent de façon ridicule, que le commun des mortels s’écroule après une balle et ne sache pas tirer avec un revolver… Est-ce au personnage principal, ou au spectateur même, que s’adresse un second couteau de la mafia, goguenard : « tu croyais vraiment que c’était comme ça, le milieu?… »
Tout en restant dans les limites imposées par le genre, le film se pique de réalisme, de naturalisme, même : une balle dans la main d’un protagoniste l’handicape jusqu’à la fin… De là, un comique incongru pénètre le film. Au mépris des règles de l’efficacité de l’action, on s’y rend compte qu’une empoignade sur la glace n’est pas des plus aisées, et que se battre blessé rend lent et maladroit. Et c’est là tout le génie d’A Bittersweet Life : montrer une action, une violence tellement crédible qu’elle acquiert un nouvel élan, qu’elle emporte autant le spectateur que pourrait le faire une violence plus stylisée… Passés les premiers moments de gêne, le spectateur est emporté et Kim Jee-woon recrée à son aise les codes du film noir. Dans ce renouvellement du genre, le réalisateur choisit de troubler le regard de son spectateur : comme Sunwoo y voit toujours plus son seul salut, sa seule échappatoire, le spectateur se trouve, sinon accusé, au moins mis en demeure d’admettre sa fascination pour la destruction graphique propre au genre. Et cette fois-ci, cette violence atteint bien plus efficacement son but : est-il juste pour Sunwoo de s’y adonner, est-il juste pour le spectateur de s’y abandonner ?
Kim Jee-woon, lui, ne se pose guère la question : c’est avec délice et prodigalité qu’il met le spectateur face à ces contradictions, et qu’il puise dans le répertoire du genre et dans sa propre créativité, pour créer un film hybride, violent et poétique. En choisissant une fidélité pure aux codes du genre, il se joue de ces codes, en poussant certains à leur paroxysme. Quel plaisir que celui de ces séquences en ralenti sur des musiques dignes de Sergio Leone ! En s’acquittant de ses devoirs de réalisateur de film noir, il accède à un film étrange, épuré, poétique et essentiellement onirique. Pour le spectateur attentif, c’est une épreuve de se retrouver ainsi sans repère dans un environnement artistique pourtant connu. Et le final vient comme une douce délivrance, un dernier étonnement après le pilonnage en règle des certitudes artistiques et des habitudes du spectateur, donnant une dernière fois un envol lyrique rêveur à un film que l’on se doit, finalement, de mériter.
A Bittersweet Life est un film rêvé, l’œuvre d’un cinéphile érudit et jouisseur, heureux de pouvoir mettre en image une vision personnelle et riche de sens d’un genre qu’on pourrait croire galvaudé.