«… ça fait un peu mal au ventre, mais ça fait tout de même bien plaisir. » C’est ainsi – presque mot pour mot – que la représentante d’ARP, distributeurs du Bon, la brute et le cinglé, prit soin de prévenir les spectateurs de la projection de presse : il convenait de ne pas tenir le nouveau film de Kim Jee-woon pour « un petit film d’auteur coréen classique ». Ne lui en déplaise, cela fait un bon bout de temps que ceux qui s’intéressent un tant soit peu à ce cinéma s’étaient rendu compte qu’il n’était pas seulement une niche pour cinéphiles hautains, férus de films contemplatifs de onze heure trente avec trois lignes de dialogues non sous-titrés. Le cinéma coréen peut aussi (notamment) faire des gros blockbusters spectaculaires référentiels drôles, jouissifs et régressifs. Et ce nouveau Kim Jee-woon le prouve : le réalisateur sait faire ça très bien.
Nous sommes en Mandchourie, dans les années 1930, à l’époque où l’expansionnisme japonais tient d’une main de fer les colonies du pays du Soleil Levant, et notamment la Corée. Un parrain de mafia coréen collaborateur des occupants entre en possession d’une antique et mystérieuse carte au trésor, convoitée par le régime de l’occupant. Il décide de la vendre, mais beaucoup trop de gens sont intéressés…
— Le Bon, c’est Jung Woo-sung, chasseur de prime ayant pris pour cible un assassin sadique dont il est persuadé qu’il est intéressé par la carte. Il la lui faut donc, pour ramener à lui sa cible.
— La Brute, Lee Byung-hun, méconnaissable après son premier rôle ultra-classieux d’A Bittersweet Life, est un tueur sans merci engagé par le chef de mafia pour reprendre la carte aux Japonais, après avoir empoché l’argent de la transaction.
— Le Cinglé, c’est l’impayable Song Kang-ho (notamment le père de famille un peu demeuré de The Host). Prompt à jouer du flingue, il débarque dans le traquenard mis en place par la Brute sans prévenir et pique la carte à la barbe de tous, croyant empocher quelques montres et billets de banque.
À partir de ce moment-là, la mafia mandchoue, l’armée japonaise, les forces de la Brute et le Bon se mettent à course le Cinglé pour lui reprendre la carte, dont personne ne sait toujours vers quoi elle mène…
À la lecture du pitch des plus foisonnants du nouveau film de Kim Jee-woon, on est en droit de se dire : finalement, si, il y aura eu un Indiana Jones digne de ce nom en 2008. Seul détail : ni Spielberg, ni Ford, ni surtout (heureusement) George Lucas n’interviennent dedans. Et en fait d’Indiana Jones, Le Bon, la brute et le cinglé tient parfaitement ses promesses : hautement spectaculaire, pulp en diable, rempli de seconds rôles plus ou moins drolatiques, et furieusement improbable. Kim Jee-woon a pris les références du western spaghetti, celles des récits d’aventures hérités du wu xia, a mélangé le tout pour livrer un film jouissif et régressif destiné avant tout aux amateurs du(des) genre(s) – une démarche artistique narquoise et réjouissante qui n’est pas sans rappeler celle de Neil Marshall, qui après avoir fait forte impression avec son terrifiant The Descent s’est laissé aller au grand n’importe quoi rigolard de Doomsday.
Kim Jee-woon, c’est l’homme de l’horreur psychanalytique de son premier film, Deux sœurs, l’un des plus intéressants des premiers films de la « néo-horreur made in Asia ». C’est également le réalisateur du polar ultra-stylisé A Bittersweet Life. Si une chose liait ces deux films, c’était avant tout une tendance presque agaçante à la sophistication de l’image. Que reste-t-il de cette tendance dans ce nouveau film ? Avec l’air de ne pas y toucher, Kim Jee-woon continue de soigner son image et sa mise en scène, avec notamment un grain et une photographie somptueux – mais Le Bon, la brute et le cinglé représente un pas en avant dans la filmographie de son réalisateur, en cela que c’est la première fois qu’il ne privilégie pas la stylisation de son image au détriment du reste. Car au centre du film, se situe avant tout son scénario complexe et foutraque, qui occupe l’écran à lui seul : poursuites, révélations diverses, batailles homériques – on nage en plein pulp avec une jubilation sans partage.
Et qui dit pulp, dit évidemment invraisemblance totale. Lors d’une séquence, l’un des personnages notera qu’il faut faire attention au « cinglé », parce que quiconque essaye de lui faire du mal finit toujours mal. Non qu’il soit très fort, mais il arrive toujours des crasses à ceux qui s’y essayent – même pas forcément de la part du cinglé lui-même. Pourquoi ? Comment ? On ne le saura jamais vraiment. Mais qu’importe : dans le pulp, l’effet compte avant tout. Le cinglé a une chance insolente, et déclenche des catastrophes ? Soit. C’est avant tout un artifice de narration pour justifier les plus redoutables des invraisemblances – jusqu’à la scène incroyablement jouissive qui voit le cinglé tout seul, chassé par… tout le monde, dans le désert de Mandchourie, et qui n’est pas sans rappeler la confrontation de la « horde sauvage » et d’Henry Fonda dans Mon nom est Personne. Ce n’est certes pas une référence très glorieuse, mais comme le nombre incroyable des citations reprises par Kim Jee-woon, elles sont pleinement assumées sans complexe, pour un récit qui réussit sans se forcer là où Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal se plantait sans espoir de se relever, par manque d’humilité.
Le Bon, la brute et le cinglé est-il une pause rigolarde pour Kim Jee-woon, ou le réalisateur adopte t‑il une nouvelle orientation pour sa carrière artistique ? La suite le dira. Dans les deux cas, ce dernier film reste un plaisir sans partage pour les amateurs de cinéma bis, régressif – pour les amateurs de cinéma tout court.