Assistant de Visconti sur Le Guépard, Francesco Rosi préfère pour son cinquième film la peinture contemporaine d’un monde en déliquescence. L’histoire est simple, c’est celle de Naples dans les années 1960, une ville plus ou moins tenue par la mafia des entrepreneurs immobiliers. L’un d’eux, Nottola, règne en maître sur les nouvelles constructions et le conseil municipal. Rosi, jouant des formes et des genres, livrait ainsi un film à mi-chemin entre l’enquête pure et la peinture sociale, toujours, malheureusement, d’une actualité désespérante. Dès la scène d’ouverture, deux mondes s’affrontent : celui de la campagne, à quelques lieues seulement d’une ville en reconstruction, et celui de l’urbanisme moderne. Le propos de Rosi n’est évidemment pas de lutter contre la modernité : il nous plonge immédiatement dans un combat, dans une arène, en forme de terrain vague. La lutte est politique d’abord : elle voit s’affronter une partie du centre unie à la gauche, représentée par l’honnête orateur de Vita, et la droite corrompue qui fait la part belle aux spéculations de Nottola, un entrepreneur véreux au possible. La lutte est sociale ensuite : n’hésitant pas à s’attarder sur des instants de vie quotidienne, Rosi montre ce peuple délogé, mal relogé, mal nourri et ineffable. Presque documentaire, toute une partie de Main basse sur la ville traite du problème du logement : certes, Nottola construit de nouveaux immeubles, plus modernes, moins fissurés. Mais le film de Rosi montre parfaitement que ces nouveaux logements ne sont pas destinés aux anciennes populations des lieux mais bien aux classes moyennes, plus à même de voter pour une municipalité marquée à droite. Ici et là, on visitera un hôpital manquant de financement, des tribunaux engorgés, on assistera à un écroulement d’immeuble. Mais jamais Rosi ne se plaira à montrer les victimes dans leur douleur sentimentale. Le réalisateur fonctionne par à‑coups, non par misérabilisme.
Pour parler de corruption, de moralité politique et de chantages immobiliers, Rosi s’est trouvé un personnage principal de choix : la ville elle-même. Lors des deux génériques d’entrée et de fin, il surplombe Naples, en hélicoptère, montrant les immeubles neufs, anonymes, se dupliquant les uns les autres dans un paysage on ne peut plus morne. Personnifiée en permanence, la capitale de Campanie est maltraitée, détruite, remodelée, mais elle est filmée avec beaucoup d’attention. Chacune de ses lignes, de ses recoins, de la baie industrielle aux quartiers chics, est prise en compte. Chacun de ses habitants est aussi pris en compte : au début du film, un immeuble s’écroule, la caméra regarde, bouge, joue des ombres, des flous, d’une nouvelle donne esthétique pour retranscrire la terreur, par le son, par le chaos des mouvements. Le cinéaste ne juge pas, il se meut avec cette population terrifiée, sans admirer des larmes ou des décombres. Il se concentre pourtant sur les hommes du film. Car, suite à cet effondrement, De Vita, un député de gauche à la municipalité, demande une enquête sur la vérification des normes dans ce panier de crabes qu’est le conseil de la mairie : « Faut-il être inscrit à l’ordre du jour pour mourir ? » demande-t-il. On entre alors dans la ronde de la démission des pouvoirs publics, de la mauvaise foi absolu d’une partie de la classe politique, et, surtout, du pouvoir inébranlable d’un seul homme : Nottola, interprété par Rod Steiger, impassible, impérial dans la malhonnêteté, sans chichis ni clichés. Il bouge sans arrêt ce Nottola, au conseil, dans son bureau, il s’énerve, il crie. Et c’est pourtant le seul qui sera filmé en plans fixes : la caméra s’arrête toujours devant lui, comme pour mettre en parallèle l’immobilisme de l’image et de la politique et, enfin, comme pour signifier le rôle nécessaire de témoin du cinéaste.
Rosi ne s’arrête pas pour autant à une retranscription des problèmes sociaux : Main basse sur la ville prend fréquemment des allures de film noir, avec une musique à la Melville, un montage très rapide, et une caméra qui change en permanence de perspective et de point de vue. Rythmé par des réunions en sous-main filmées dans une obscurité angoissante (comme la plupart du film), Rosi donne la mesure d’une impossibilité de transparence : comme le dit de Vita, « Tout est en règle mais c’est la règle qui ne va pas ! » Terrifiant, effrayant à plusieurs titres, le film de Francesco Rosi fonctionne sur l’opposition constante : opposition entre le peuple qui refuse de s’en aller face aux constructeurs, opposition entre Nottola et De Vita lors d’une scène particulièrement réussie de confrontation. Nottola montre à son collègue député la modernité de ses immeubles, il est devant lui, mais la caméra prend le point de vue de De Vita, contemplant Nottola au-dessus de la ville, dans une position de régnant sur un balcon, position aussi de l’accusé dans un tribunal. Mêlant une atmosphère policière et une profonde réflexion sur la responsabilité en politique, Francesco Rosi est l’héritier du néo-réalisme de Rossellini dans la volonté de faire des films comme on commet un acte politique. Mais, comme Rossellini, il dépasse la simple description en la sublimant, en jouant des cadres dramatiques : il utilise le cinéma et ses possibilités pour se faire l’écho d’une réalité sociale, réalité qui n’a pas tellement bougé depuis. On attend donc un nouveau Francesco Rosi, et des films aussi aériens et effrayants à la fois.