Trois ans après Entre nos mains, chronique documentaire aux faux airs de fable en milieu ouvrier, Mariana Otero dresse le portrait du Courtil, un institut médico-pédagogique spécialisé dans l’accueil d’enfants souffrant de graves troubles psychotiques. Avec tact et pudeur, l’autrice d’Histoire d’un secret plonge dans le quotidien d’une équipe de thérapeutes d’allégeance lacanienne, où patience et observation composent les ingrédients d’un travail d’apaisement et de canalisation sans relâche. Comme avec les employés de son film précédent, le regard de la cinéaste assume l’influence qu’il exerce sur ses personnages et le cours des choses, avançant sur la corde raide d’un dispositif mêlant participation et discrétion. À ciel ouvert s’inscrit logiquement dans la continuité d’un travail d’expérimentation documentaire dont le but explicite consiste à tirer les fruits d’une situation en partie provoquée par la présence de la réalisatrice. Entre norme et psychose, monde des adultes et monde de l’enfance, angoisse et tendresse, Otero scrute ainsi les seuils d’un univers sans cesse soumis au péril du vacillement.
Cris et hurlements
Régulière et méthodique, l’approche de la documentariste s’inscrit dans un travail d’exploration au long cours, tant dans la durée consacrée à ses sujets qu’à travers le dialogue que les films entretiennent les uns avec les autres. Depuis 2003, chaque film de Mariana Otero tisse avec celui qui le précède un réseau de correspondances ténues, dont l’examen dévoile notamment l’obsession d’une recherche portée sur la justesse du ton. Ainsi, alors que l’enquête d’Histoire d’un secret tenait dans le murmure la nuance juste du drame intime, Entre nos mains s’achève dans un spectacle chanté, clôturant le film sur une note d’allégresse collective. Cette fois-ci, À ciel ouvert trouve sa mesure dans les cris et hurlements d’une jouissance surabondante et souveraine sur les corps. Aux répertoires du deuil et de la résistance enchantée succède l’incessante cacophonie d’une jubilation ressentie à l’excès. Du reste, véritable leitmotiv des thérapeutes, l’autrice décèle dans la notion de « jouissance » le curseur d’une tension constante chez ces enfants entre la découverte d’un plaisir démesuré et sa contrainte simultanée.
Papillonnement de l’inconscient
Truffé de surprises et de personnages attachants, À ciel ouvert navigue entre les enfants, seules vraies vedettes du film, et les réunions de l’équipe pédagogique au cours desquelles chaque cas fait l’objet d’une analyse méticuleuse, livrant au récit son rythme et la mesure d’un va et vient entre le point de vue des thérapeutes et le regard de la réalisatrice sur ses pensionnaires d’élection. Au total, moins d’une dizaine d’enfants apparaissent au montage. Parmi eux, Otero trouve en Alysson l’inspiration de ses plus belles images et des séquences les plus troublantes. Petite figure d’hystérique qu’on imagine échappée de la Salpêtrière, cette interne de 13 ans diagnostiquée schizophrène est atteinte de tocs compulsifs et sexualisés. Lors d’une séquence où elle se retrouve seule en compagnie d’un nouvel arrivant du même âge, alors que la caméra s’attarde sur le garçon, nous l’entendons hors champ faire étalage d’injures, de mots suggestifs et de gémissements choquants dans la bouche d’une si jeune enfant. De façon emblématique, la situation condense précisément les enjeux et trouvailles d’une méthode prompte à favoriser ce type d’éruption fortuite, dont l’autrice semble friande. Sa présence à elle, jugée différente de celle des autres adultes aux yeux d’Alysson, déclenche chez la fillette une réaction spontanée, imprévisible et surprenante, dont la caméra prend acte en même temps qu’elle en conditionne l’apparition. Jouissance du lâcher prise ou bravade puérile adressée aux interdits ligotant l’expression des pulsions verbales, l’épisode trahit le papillonnement de ces inconscients d’enfants « à ciel ouvert », conférant au Courtil la fragilité d’un lieu tout entier livré au battement capricieux des phalènes de la psyché.
Pourtant, en dépit de la finesse du canevas, tressé de correspondances et d’échos subtils, le film fait apparaître une limite préjudiciable dans la représentation qu’il compose de cet environnement. En effet, si l’enchantement domine, nul n’est dupe des difficultés qu’un personnel dédié à l’accompagnement d’enfants psychotiques doit affronter au quotidien. Aussi, quand bien même quelques séquences offriraient le contrepoint de perversion ou de vulnérabilité attendu, l’honnêteté d’Otero semble buter sur son adhésion sans réserve aux méthodes préconisées par l’institut. L’absence totale de recul critique à l’égard du programme médico-pédagogique, doublée d’une propension à l’illustration des diagnostiques, tend à subordonner l’image aux discours des experts. Le film pâtit ainsi d’un excès de zèle qui en annulerait presque les richesses si le découpage ne venait transgresser passagèrement son principe. Or, c’est justement dans l’incandescence des apparitions arbitraires – un clin d’œil maladroit de Jean-Hugues, jeune autiste méritant largement sa place au panthéon des personnages les plus touchant de l’histoire du documentaire – que réside son bien le plus précieux. Lorsque s’épanouissent ces lucioles troublantes de grâce et de fragilité, le film fend sa chrysalide de prosélyte et laisse entrevoir le cillement d’un monde changeant, à la lisière de l’angoisse et de la jouissance, qui laissera sans nul doute un sentiment mélangé mais indélébile dans la mémoire de ses spectateurs.