Dans son dernier documentaire, Entre nos mains, Mariana Otero – qui avait déjà réalisé un documentaire à portée autobiographique, Histoire d’un secret – suit un projet collectif, la constitution d’une entreprise coopérative pour éviter la faillite.
Dans votre film, vous souhaitez montrer la réalité mais le montage utilisé relève d’un travail de film de fiction. Quel lien faites-vous donc entre documentaire et fiction ?
Pour moi, le documentaire, c’est raconter des histoires, montrer les gens, montrer leur vie. Je les montre avec toujours les mêmes outils de narration, de montage et c’est avec ça que je fais le film. Après, quand on le voit, il y a un côté qui peut apparaître comme une fiction, mais c’est un documentaire.
C’est au niveau du montage que vous travaillez ?
C’est moi qui découpe, puis il y a un gros travail de montage. J’avais soixante-dix heures de rushes pour faire un film d’une heure et demi. Il y a, à la fois au niveau de la structure, une attention particulière à ce qui dans le réel fait dramaturgie, à le conserver, voire des fois à accentuer certains aspects et ensuite, au niveau des dialogues, il y a un travail quasiment d’orfèvrerie pour mettre en valeur les paroles de chacun. Comme il y a beaucoup de personnages, faire en sorte que l’on s’attache à chacune d’entre elles, avec ses caractéristiques, son humour, sa colère, sa peine, sa culture. C’est effectivement et au tournage et au montage.
Vous utilisez le terme de « personnage » qui renvoie à un univers fictionnel.
Oui, particulièrement dans ce film où les salariés s’accaparent vraiment cet espace filmique et petit à petit se libèrent. En même temps que les préparatifs avancent, plus elles changent de place dans l’entreprise, plus elles trouvent une forme de liberté dans l’entreprise, plus elles trouvent une liberté par rapport à la caméra. C’était très ludique, comme un jeu avec la caméra qui fait que finalement, elles deviennent des personnages, jusqu’à la séquence finale où là on est dans une scène de fiction. Chacune interprète à sa façon, avec son humeur, et le texte, c’est vraiment leur histoire.
Il y a donc un parallèle à faire entre cette liberté qu’elles acquièrent dans l’entreprise et face à la caméra.
Exactement. Dès le moment où elles ont commencé à parler de la coopérative, il y avait une symbiose entre les deux projets, entre la création de la coopérative et la création du film. Ce sont deux choses qui sont entremêlées. Pour faire un film, il faut y croire ; pour créer une coopérative, comme dit l’un des salariés, « il faut y croire et c’est seulement parce qu’on y croit que ça va marcher. »
Comment est né ce projet ? Comment avez-vous choisi cette entreprise ?
Le projet au départ était de filmer un lieu où les gens allaient changer les règles de fonctionnement habituel et de faire une sorte de révolution, mais au niveau de leur quotidien. J’aurais pu filmer dans une communauté, mais un jour, je suis tombé sur un article sur les coopératives et j’ai trouvé ça passionnant : des salariés qui ne sont plus que des exécutants, ils vont prendre l’avenir entre leurs mains, ils vont acheter le capital et ils vont devenir eux-mêmes les dirigeants de leur entreprise. Je trouve que c’est une idée formidable. J’ai visité beaucoup de coopératives, j’ai vu des salariés qui étaient très heureux dans leur travail, à une époque où les gens y sont plutôt malheureux : ils disent qu’ils vont travailler comme ils vont au jardin. Ça change complètement le rapport au travail, le rapport avec les collègues, et ça va même des fois jusqu’à changer les rapports dans leur vie de famille parce qu’en étant plus heureux au travail, ils sont plus heureux chez eux. Du coup, je me suis demandé comment raconter cette histoire et je me suis dis que le mieux serait d’arriver au moment de la naissance du projet : est-ce qu’on y va, on n’y va pas, on prend le risque ou pas ? Chacun doit donner un mois de salaire, donc c’est quand même de l’argent. Et tout ce questionnement m’intéressait et tout ce déplacement : voir comment les choses bougent et comment les choses évoluent. J’ai donc contacté un responsable des scop au niveau national et régional et je lui ai demandé de m’appeler dès qu’un nouveau projet s’amorcerait.
Vous évoquez la vie de famille, qui reste finalement hors champ. Ce que nous voyons, ce sont ces femmes qui travaillent à l’entreprise. Cela pose à la fois la question du message féministe et également de l’incidence de ce qui se passe à l’entreprise sur la société en général, mais que l’on ne voit pas.
Ce qui était important pour moi, c’était de faire ressentir l’importance de la famille et plutôt que d’aller dans les familles – d’ailleurs ça aurait très difficile au début – j’ai trouvé que c’était plus intéressant qu’elles en parlent elles-mêmes. On voit que certaines demandent à leur mari ; une autre pas du tout, revendiquant par là son indépendance. En effet, cela questionne la place de la femme dans son couple et la relation entre l’homme et la femme. Cette expérience renvoie de toute façon à la question de la société, elle pose la question d’une démocratie, mais d’une vraie démocratie, où les gens sont informés. Quant au savoir, on se rend compte qu’on maintient les salariés dans une sorte d’ignorance sur l’économie et qu’il suffit de petit à petit les informer pour qu’elles en parlent : elles finissent par parler de dividendes et de bénéfices comme si elles en avaient toujours parlé. Et si on ne laisse pas ça aux experts, ça pourrait se passer beaucoup mieux. Pour moi, cette entreprise est un microcosme à l’image de la société plus largement.
Cela explique le symbole que prend cette lettre envoyée aux salariés pour leur expliquer la situation, avec notamment ce personnage féminin qui ne parle pas français et à qui il faut traduire la lettre. Cela renvoie à la compréhension du système en général, dans sa complexité.
Oui, exactement. Complexité que l’on accentue : il y a un jargon économique qui est là pour empêcher une sorte de connaissance, parce que ce n’est pas si compliqué que ça. Quand une des salariées dit qu’il aurait été bien de prendre des petits clients et et de ne pas dépendre que de la grande distribution. Voilà, c’est une vérité. Par exemple aussi, sur la part de bénéfices que l’une d’entre elles a touchée et qu’elle décide de mettre dans la coopérative parce qu’elle pense que cet argent ne lui appartient pas vraiment parce qu’elle ne l’a pas gagné de ses propres mains : c’est une réflexion très très forte, et d’un point de vue économique, c’est quelque chose que l’on a tous envie d’affirmer. Ce ne sont pas les actionnaires qui devraient décider de notre avenir. Chacune comprend très vite des choses basiques et fondamentales que l’on a tendance à oublier.
À travers votre film, vous parvenez en effet à toucher aux choses techniques, mais par l’intermédiaire de personnes simples, et cela sans tomber dans un simplisme ou un certain manichéisme.
Je ne voulais pas projeter mes propres a priori, ma propre idéologie, mon propre point de vue. Je voulais absolument que ça vienne d’elles et que ce soit à travers elles qu’on comprenne les choses. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de voix off, pas de discours. C’est vraiment dans la vie.
Et pourtant, on vous entend poser une question.
Ce n’est pas vraiment un entretien. Le tournage et le repérage se sont faits en même temps, d’où le fait que je pose quelques questions. Si j’avais pu repérer, je n’en aurais peut-être pas posées, mais là, en plus, ça permettait une grande liberté dans la manière dont les salariées gèrent la présence de la caméra : certaines s’adressent à la caméra, d’autres à moi, d’autres parlent entre elles. Ce ne sont donc pas tout à fait des entretiens. Je suis moi aussi dans l’entreprise : certaines me disaient «~au revoir~» ou «~bonjour~».
Est-ce que vous qualifieriez votre film de féministe ?
Forcément, il n’y quasiment que des femmes, avec des cultures très différentes. On est dans le milieu de la lingerie féminine : ça a forcément à voir avec les femmes. Ce n’est pas un film féministe dans le sens où il n’y a pas de discours, de la même manière que ce n’est pas un film militant. Mais en même temps, ça parle de femmes, il y a une sensibilité très féminine, particulièrement concernant l’humour et la liberté de ton. Il y a aussi quelque chose de féminin dans l’absence de volonté de maîtriser forcément son image, ni de volonté de pouvoir, que ce soit dans l’entreprise, les unes vis-à-vis des autres ou par rapport à la caméra. Je suis féministe, et mon film précédent était également sur les femmes. C’est sûr que j’ai une sensibilité particulière par rapport aux personnages féminins.
On voit des hommes manipuler de la lingerie féminine sans s’émouvoir, comme s’il s’agissait d’un objet comme les autres. N’y‑a-t-il pas par métonymie une dénonciation de la femme objet ?
Quand je suis arrivée dans cette entreprise, je n’étais pas sûre d’y rester, je me donnais quinze jours. J’avais vu d’autres coopératives, je pouvais en voir d’autres. C’est vrai que parler de politique et d’économie au milieu des soutiens-gorges et des culottes, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de paradoxal qui m’a forcément plu, parce que je pensais que ça faisait résonner les mots autrement. Après, je n’ai pas spécialement voulu y mettre un sens particulier. Mais il y a une distorsion qui m’a plu par rapport à un lieu de travail qui aurait été plus masculin et qui aurait ressemblé davantage à l’image que l’on a de l’entreprise.
La comédie musicale s’intègre à la fin d’Entre nos mains.
Au départ je voulais insérer des morceaux de comédie musicale, puis je me suis dit qu’il s’agissait de salariés, je ne voyais pas comment l’intégrer. Puis il y a eu l’idée d’une chanson, comme une forme artistique pour exprimer ce qu’elles avaient vécu dans ce projet de coopérative. Ce n’est pas du play-back, il fallait conserver un aspect documentaire, une comédie-musicale documentaire. Pour chaque documentaire que je fais, j’essaie de trouver la forme adéquate à l’histoire qui est en train de se passer. Mais là, il fallait vraiment y croire, car quand on se réunissait le soir, à quatre – car on était une petite équipe – on se disait, soit c’est totalement ringard, soit c’est très très bon, mais entre les deux. … Moi j’y croyais absolument parce que c’était juste : juste par rapport à leur émotion, à ce qu’elles avaient envie de raconter, donc je me suis dit que ça allait forcément marcher.
Vous partagiez donc le même espoir que les salariés.
Complètement. J’ai passé trois mois avec elles et j’y croyais autant qu’elles. Je partageais le même désir. Je ne me sentais pas à côté, mais vraiment avec elles.
Comment ont-elles perçu le film quand elles l’ont vu ?
Elles et leurs familles ont vraiment apprécié. Ça correspond à ce qu’elles ont vécu : leur projet et le film ont grandi en même temps. Elles adhèrent totalement au film. Je leur ai même montré avant le montage final, pour être sûr que rien ne les dérange, et elles n’ont rien dit, elles étaient en accord avec le film.
Vous filmez les machines, notamment dans le générique du début, d’une manière très esthétique : quelle place leur accordez-vous ?
C’est leurs outils de travail donc, forcément, il fallait les montrer. Je voulais également donner à ces outils une valeur dramatique. Ce sont en plus de beaux objets. Mais je ne voulais pas trop insister sur cet aspect. Je voulais surtout, avec des plans larges, les filmer elles, dans le cadre de leur travail. Les machines ne viennent là que pour ponctuer la dramaturgie générale du film.
Vous filmez également le fonctionnement de l’entreprise à travers une hiérarchie qui se concrétise dans l’espace même de l’entreprise.
Je voulais une entreprise où il y a à la fois des cadres et des ouvriers et étrangement, au niveau de l’espace, il y avait le haut et le bas. En haut, les cadres, les ouvrières en bas ; ainsi quand elles parlaient des gens du haut, c’était aussi les cadres. D’ailleurs, dans le film, il y a une ouvrière qui s’est déplacée là-haut et qui regarde donc d’un autre point de vue, voyant les choses selon une autre perspective : là, c’était un cadeau que l’espace corresponde à une hiérarchie. Et quand cette femme dit « C’est beau d’ici », ça résume bien ce qui s’est passé durant ces trois mois. Au fur et à mesure, les choses se tissent et tout fait sens, grâce surtout au montage. Mais ce sont ces nombreux fragments qui, assemblés, finissent pas raconter l’histoire.
Il ne s’agit donc pas vraiment d’une esthétisation du réel mais d’une esthétique générale.
Voilà, c’est plutôt impressionniste : c’est plutôt par petites touches et au fur et à mesure, ça finit par dessiner un tableau.
Et comment êtes-vous parvenue à donner ce rythme au film ?
J’avais déjà vu dans les repérages que dans toute coopérative, il y a des passages de tension. C’est toujours un peu compliqué donc je savais que je rencontrerais des moments-clés dans l’histoire.
Comment situez-vous votre film dans l’histoire du documentaire en général.
Chaque film que je fais est nourri d’images de films, d’une culture et de beaucoup d’autres choses. Il s’agit d’introduire la fiction dans le réel. La fiction, non pas au sens du faux, mais la fiction du documentaire, au sens qu’il fait en sorte que la vie prenne sens, créer du sens.
Que pensez-vous de la place du documentaire dans le paysage cinématographique aujourd’hui ?
À la télévision, il n’y a pas vraiment de place. Par exemple, ce film ne passera jamais à la télévision : parce qu’il n’y a pas de voix off. Cette forme de voix off que nous impose la télévision tue l’émotion. Le spectateur devient complètement passif et d’une certaine façon, il ne pense plus. Là il se trouve que le spectateur, pour comprendre, doit réfléchir, il se met en éveil et c’est aussi de ça que va naître l’émotion. C’est la pensée qui finit par créer l’émotion. Pour moi c’était hors de question de mettre une voix off, alors qu’à la télévision, on m’aurait demandé d’expliquer. J’ai fait beaucoup de films pour la télévision, pour Arte, mais même Arte est aujourd’hui un peu formatée, ne parlons pas des autres chaînes. En revanche, au cinéma, il y a de plus en plus de documentaires dans les salles, sauf que, comme il y a des problèmes pour trouver de la place pour les films en général, le documentaire aussi a des difficultés : il peut passer en salles, mais sur peu d’écrans. Mais c’est général, et c’est valable également pour la fiction.
Est-ce que vous pensez que la réalité peut-être filmée par la fiction ou seulement le documentaire et est-ce que vous seriez tentée de faire un film de fiction ?
Je pense que la fiction et le documentaire peuvent tous les deux nous parler du réel, de nos sens, nous interroger, nous montrer la complexité. Simplement, j’aime le documentaire. La manière de faire un film de fiction ne me plaît pas. J’aime les fictions et les documentaires : pour moi c’est du cinéma, mais ça ne se fait pas de la même manière.