Avec L’Assemblée, Mariana Otero met en forme ce qu’elle est venue spontanément filmer entre avril et juillet 2016, place de la République à Paris, au sein du mouvement Nuit Debout. Bousculant ses habitudes de documentariste plutôt rompue à des dispositifs où la préparation et les repérages occupent une place importante, Mariana Otero s’expose également à la gageure que représente la description d’un mouvement social aussi protéiforme. Elle choisit donc de se concentrer principalement sur un des aspects particuliers de Nuit Debout, l’assemblée générale et la commission qui en eut la charge, et capte les prises de paroles multiples qui ont constitué la plaque tournante du mouvement.
Se faire entendre
Ce dispositif de recentrement a comme effet pervers de mettre des visages sur un mouvement revendiquant son absence de leader et de porte-parole définis, mais vient par là même toucher du doigt un point crucial de la recherche à tâtons opérée par Nuit Debout. Comment laisser libre cours à une parole à la fois singulière et multiple, tout en passant par une nécessaire mise en forme intelligible, qui permette de donner une direction au mouvement ? D’une certaine manière, L’Assemblée vient effectuer le travail de synthèse difficilement mis en œuvre sur la place de la République, en opérant des choix de montage pour suivre la chronologie du déroulement de la contestation. En remontant le fil des événements sur la durée, Otero cherche finalement à redonner du sens et une direction à rebours des représentations médiatiques de Nuit Debout.
C’est ainsi que le nerf de la guerre, celui de la prise de parole, rejaillit non comme véhicule d’un message (qui serait, comme dirait Deleuze, une information, un « mot d’ordre » instrument du contrôle) mais dans les modalités de l’organisation, de la modération et de la circulation du verbe. Il s’agit ici de se faire entendre, à la fois dans un contexte où la parole politique est devenue inaccessible au peuple, et dans un environnement – la place – où la cacophonie de la ville est particulièrement pressante. Porte-voix, micros, criée sont autant de moyens qu’Otero présente comme médiateurs nécessaires de la parole, auxquels viennent s’ajouter un langage des signes hérité des mouvements Occupy Wall Street et des Indignés. Petit à petit, la cinéaste met en exergue la construction patiente et chaotique de ces modalités de prise de parole et d’échanges, notamment sur l’organisation des assemblées générales, censées redonner la parole au peuple tout en faisant part des travaux et revendications des différentes commissions de Nuit Debout.
L’étouffement de la parole
De cette manière, elle saisit le grand écart que le mouvement – d’une part contestataire de la loi Travail, d’autre part cherchant à penser d’autres manières d’organiser la société ; d’un côté réponse à la violence étatique, de l’autre espace d’expression libre – n’a réussi que partiellement, et de manière incertaine, à fédérer. La succession parfois confuse des prises de parole durant l’assemblée générale vient faire écho à la violente répression subie par les manifestants (mais également par Otero, embarquée au commissariat et privée de son matériel pendant plusieurs heures, sans motif valable), infusant peu à peu le film d’un sentiment d’asphyxie. Cette impression se traduit par un épuisement progressif de la parole, qui à force d’ouvrir un espace démocratique toujours plus grand finit par s’y noyer, et par l’étouffoir graduellement mis en place par les pouvoirs administratifs, empêchant notamment de manière intempestive l’installation de la sono pour les assemblées. De ce point de vue, l’une des rares séquences de manifestation vient mettre en exergue à quel point c’est la parole qu’on étouffe : les gaz lacrymogènes transforment soudainement la contestation en un défilé silencieux ponctué de toussotements.
Mais la mise en action des corps, même imparfaitement organisée, reste une puissance d’agir difficilement subordonnée au contrôle des autorités. C’est tout le sens du montage du film qui, même s’il va vers l’extinction progressive de la façade visible du mouvement, ne cesse jamais, au détour d’une parole, d’amener le spectateur vers l’hypothèse d’une action qui pourrait lui être associée. Et ouvre la possibilité d’initiatives individuelles qui puissent trouver leur place dans un cadre commun qui dépasserait Nuit Debout, et dont Mariana Otero saisit ici l’essence : un état d’esprit transmissible et contagieux, une mutation plus qu’un mouvement tendant vers une récupération politique.