Ressortie en salle de Shanghai Express et d’Agent X27, deux films que réalisa Josef von Sternberg aux États-Unis avec celle qui était sa muse : Marlene Dietrich. L’occasion de voir ou revoir ce cinéaste si particulier et d’admirer la symbiose parfaite qui l’unissait à la divine Marlene.
Le couple Sternberg/Dietrich fait partie des couples légendaires de l’histoire du cinéma. C’est Sternberg qui révèle Marlene Dietrich au monde en 1931 grâce à L’Ange bleu. Elle y interprète une chanteuse de cabaret dont les charmes vont faire sombrer dans l’abîme un professeur tout ce qu’il y a de plus correct. Elle est l’objet du scandale, une beauté capable de faire vaciller n’importe qui, n’importe quelle entité morale, d’ébranler les piliers de la société. Fort de leur succès et de leur renommée nouvellement acquise, le couple s’envole ensuite pour les États-Unis où ils tourneront ensemble pas moins de six films qui contribuèrent pour beaucoup à la légende et à l’aura de l’actrice allemande.
Car l’image de cette femme projetée sur la toile exerce une fascination rare, telle une déesse dont l’éclat serait d’une dangerosité mortelle pour les pauvres êtres impressionnables que nous sommes. Après avoir vu Shanghai Express, on aurait presque envie d’isoler tous les gros plans dans lesquels elle apparaît, tous ceux où elle est seule devant la caméra, de les décortiquer à la loupe, vêtements, postures, mouvements, gestes, lumières. L’image de Marlene Dietrich n’est que création, maquillage. Elle ne représente pas la nature, mais l’artifice, de par ses tenues, ses poses soigneusement étudiées et magnifiées par celui qui est son plus grand complice, à savoir le cinéaste lui-même, grâce à la façon qu’il a de cadrer, d’éclairer, de mettre en scène tout simplement. Le regard que porte Sternberg sur elle n’est pas celui du peintre sur sa compagne, de Pierre Bonnard sur Marthe, un regard quasi documentaire retranscrivant le quotidien du couple. Dans la relation Godard/Karina, Bergman/Harriet Andersson, on pouvait avoir l’impression que certains plans semblaient s’extraire du récit, afin d’y incorporer de la façon la plus simple qui soit des images d’une femme vue par l’homme qui partage sa vie. Mais ici, rien de cela. Jamais l’image ne nous révèle l’intimité de ce couple. Car il s’agit plutôt de complicité, d’un magnifique complot visant à réaliser des plans qui sont comme de la poudre aux yeux, une illusion à même de duper en s’appuyant sur la faiblesse d’un monde déclinant moralement. Si les personnages que Marlene incarne sont souvent seuls contre tous, elle a pourtant un allié indéfectible, en la personne de l’homme qui est derrière la caméra. C’est avec lui qu’elle concoctera jusqu’à l’excès cette image sublime et artificielle grâce à laquelle elle pourra se jouer du monde.
Si la mise en scène de Sternberg est somptueuse, il ne s’agit pourtant pas pour lui de porter à l’écran un récit en faisant de belles images léchées. L’image n’accompagne pas, elle est ce qui raconte. Elle est un décor somptueux qui n’est que la façade clinquante d’un monde corrompu, d’un monde qui soigne les formes pour mieux dissimuler son absence de fond. La mise en scène, ce n’est pas uniquement le cinéaste qui la fait, mais tous les personnages, n’importe qui, vous et moi. Chacun mène sa vie en prenant soin de jouer un rôle. Dans Shanghai Express, il est amusant de constater que parmi le peu de passagers occidentaux présents à bord du train, la plupart se révèle ne pas être ce qu’ils prétendent : un tel se dit homme d’affaire alors qu’il est un trafiquant d’opium, un autre continue de porter l’uniforme alors qu’il a été radié de l’armée, un passager mystérieux se révèle être le chef de la rébellion. Quant à Marlene, qui est-elle ? Elle joue à la séductrice, en est une en effet, puisque sa réputation est parfaitement connue de tous. Mais c’est comme si finalement elle se plaisait à renvoyer l’image que les autres se font d’elle. Car qui peut prétendre la connaître, elle qui dit n’avoir pas d’amis, et dont la vie n’a été qu’un perpétuel mouvement fait de rencontres éphémères qui de par leurs natures sont les plus aptes à laisser une impression faussée. Elle joue un rôle, par peur d’elle même et des autres. Elle fait en sorte de parfaire son apparence, de par sa garde-robe, ses gestes, son impassibilité et sa froideur, seule armure capable de véritablement l’aider à se protéger et à survivre dans cet univers hostile.
Afin de tromper son monde, il est préférable d’évoluer dans un contexte historique chaotique, durant lequel personne n’a la tête sur les épaules. La guerre civile en Chine dans Shanghai Express, la Première Guerre mondiale dans Agent X27, fournissent autant de climats propices aux déguisements. La pagaille et le chaos sont pour certains êtres des terrains de jeux parfaits qui leur permettent de jouer un rôle. Dans le carton d’introduction d’Agent X27, cette idée est clairement exposée, puisqu’il est dit : « d’étranges personnages émergent de l’empire autrichien en déchéance. » Mais lors de ces folles aventures, le complot parfaitement huilé et la représentation permanente ne peuvent être troublés que par une chose : l’amour. Car l’amour est ce qui ne se contrôle pas et ce qui vous rattache à autrui. Les personnages incarnés par Marlene Dietrich dévient de leur trajectoire lorsque ce sentiment apparaît dans leur vie. Dans Agent X27, l’amour qu’elle éprouve pour l’espion russe fait passer au second plan la raison d’État. En l’aidant à s’échapper, elle prend le risque de commettre un acte de haute trahison et se condamne. Dans Shanghai Express, le masque qu’elle arbore se fissure d’un coup lorsqu’elle prend conscience que celui qu’elle aime risque d’être tué. On la voit alors paniquer, faire les cent pas de façon absurde, elle qui auparavant semblait calculer soigneusement le moindre de ses mouvements. Comme si la peur de voir le seul être qui la rattache à la vie en danger faisait couler tout son maquillage et révélait d’un coup la vérité de sa personne.
Dans cet univers de corruption, et quand on se sait soi-même corrompu, il est difficile de savoir sur qui se reposer. Dans Shanghai Express, terrassée à l’idée de perdre l’homme qu’elle aime, le personnage incarné par Marlene Dietrich, dans un accès de panique révélant son impuissance, s’en prend au prêtre, lui reprochant de ne rien faire, de ne pas agir. Mais pour le prêtre, au vu de la situation, seul Dieu peut maintenant lui venir en aide. Mais elle doute, étant donné ce qu’est sa vie, que Dieu daigne l’écouter. D’une certaine façon, cette phrase en dit long sur l’image qu’elle a d’elle. Car tromper les autres est une chose, mais se tromper soi-même en est une autre. Elle a conscience que de par l’existence qu’elle mène, il lui sera difficile de faire entendre ses prières. Elle se considère comme maudite à jamais. La présence de Dieu l’inquiète, car elle sait qu’il est le seul à connaître véritablement ce qu’est sa vie, qu’il est une force supérieure qu’on ne peut duper. Alors, ayant préalablement pris soin de se dissimuler derrière un fin rideau, cette créature impérieuse se met à prier. Elle se cache, s’isole des autres personnages, de la caméra et donc du spectateur, afin d’offrir son âme, sans artifice aucun, au divin. Ce moment de recueillement, de retour sur soi durant lequel elle s’ouvre en toute sincérité, ne nous est pas donné à voir : elle ne nous le permet pas. De même, dans Agent X27, elle demande pour son exécution à revêtir une tenue digne de ce nom. Sa requête étant acceptée, elle se présente devant le peloton, élégante au possible, prenant la pose, composant un masque face aux soldats braquant leurs fusils sur elle. Elle souhaite ne rien laisser transparaître de ses émotions face à ceux qui vont l’anéantir. Mais, juste avant le tir, rapidement, elle se signe, avant d’être abattue et d’emporter avec elle son mystère.
Alors même qu’elles sont constamment mises en avant et sublimées par la mise en scène, les femmes incarnées par Marlene Dietrich dans les films de Sternberg nous échappent. Leur vérité intérieure ne nous est pas révélée d’emblée. Et ce tout simplement car dans le monde tel que le cinéaste le voit, la sincérité, la naïveté et l’innocence ne permettent pas de survivre.