Josef Von Sternberg aurait peut-être fini dans les oubliettes du cinéma sans sa muse Marlene Dietrich et réciproquement. À eux deux, ils donnèrent à l’industrie hollywoodienne tout juste parlante six bijoux (et L’Ange bleu au cinéma allemand), associant deux idées presque contradictoires, l’art expressionniste et le glamour. Dans L’Impératrice rouge, avant-dernier film de leur collaboration, ils sont au sommet de leur art : les clairs-obscurs de Von Sternberg n’ont jamais été aussi audacieux, et Marlene n’a jamais été aussi envoûtante…
À bien y regarder, l’intérêt de Von Sternberg le Germanique (qui produisit le film, en fit le montage et en écrivit sans doute le scénario) pour Catherine la Grande, impératrice de toutes les Russies, n’est pas si anodin que cela. Avant d’être rebaptisée, Catherine s’appelait Sophia Federika et vivait une vie paisible en Prusse, le cœur du futur empire allemand. La Russie de Von Sternberg est alors un repère de brigands : les intertitres le disent, les images le montrent. Le film commence ainsi sur des images terrifiantes (pré-code Hays de censure hollywoodienne) montrant des hommes torturés, abattus sans raison, des femmes violées, brûlées vives, exhibant leurs seins nus… On imagine, peut-être à tort, que la Paramount d’Adolph Zukor ne vit pas trop d’inconvénient à montrer la Russie sous ce jour barbare : en 1934, la Russie est stalinienne, et Hollywood ne lui montre pas particulièrement de sympathie.
L’inspiration expressionniste de Von Sternberg se repaît de cette imagerie violente. Arrivée en Russie, où elle doit contracter un mariage arrangé avec le grand duc Pierre (futur Pierre III, empereur de Russie), Catherine est confrontée à un monde monstrueux. Le décor est tout à fait fantasmagorique : les portes du château sont si grandes et lourdes que dix jeunes filles ne suffisent pas à les ouvrir, les nobles s’assoient sur des chaises gigantesques décorées de gargouilles hurlantes, les plats sont déposés dans des crânes, et le grand duc Pierre s’amuse à percer des trous dans l’œil d’un Christ crucifié qui semble encore pleurer du sang. De ce royaume, Pierre est définitivement le roi symbolique : à demi-fou, sanguinaire (il passe son temps à vouloir tuer son épouse), il traîne une silhouette et un regard qui pourraient terrifier un cadavre. Cette Russie qui accueille l’insouciante Prussienne n’a pas grand chose d’humain, si ce n’est l’impératrice Elisabeth, qui rêverait de grandeur mais a plutôt des airs de ménagère alcoolique, piétinant de rage lorsqu’on ne lui obéit pas, et ne retrouvant plus son sceptre aux moments les plus solennels.
Von Sternberg aurait-il donc réalisé L’Impératrice rouge dans un esprit mystérieusement anti-russe ? Dans l’impossibilité de lui poser la question et parce que le cinéaste nous a habitué à plus de finesse que cela, nous y verrons plutôt un récit initiatique, le choix de l’héroïne comme de la période permettant surtout de s’en donner à cœur joie niveau costumes (génial Travis Banton), décors et passion des sentiments. Clairement amoureux de sa muse, Von Sternberg lui donne le rôle de ses rêves : quoi de plus excitant pour la fascinante Marlene qu’incarner une adolescente de seize ans, petit papillon dans sa chrysalide, qui va apprendre petit à petit les jeux de la séduction et se transformer en une veuve noire cruelle et mangeuse d’hommes ? Catherine la Grande, selon Von Sternberg, serait devenue ambitieuse par déception amoureuse : elle qui voulait donner son cœur, à un mari trop laid d’abord, puis à un amant trop lâche ensuite, va briser les cœurs des autres avec un art consommé de la sensualité.
C’est cette histoire que filme Sternberg : il semble même prendre un malin plaisir à voir Marlene, trentenaire largement épanouie, tenter très maladroitement de jouer les jeunes filles en fleurs. Certes, elle écarquille les yeux, sautille joyeusement dans tous les sens, fait de jolies révérences, mais ses airs de sainte Nitouche ne trompent personne. Celle qu’attend Von Sternberg est la femme blasée au sourire en demi-coin, qui mordille une brindille comme s’il s’agissait de l’acte sexuel le plus osé du monde, qui fait attendre les hommes au lieu de se mettre à leur service. Une femme qui d’un coup d’épaule fait tomber sa robe et dont le visage à peine dissimulé derrière un rideau transparent offre toutes les promesses du monde. Von Sternberg lui offre la féminité ultime : vêtue d’un costume d’officier, elle gravit à cheval les escaliers qui la mèneront sur la plus haute marche, dépassant d’une tête tous les autres soldats. L’Impératrice rouge est alors une ode à la plus grande, à Marlene, à cette femme, à LA femme.