Il a magnifié Marlene Dietrich. Il a sublimé Gene Tierney. Onze après L’Ange bleu, Jonas Sternberg alias Josef von Sternberg, Américain d’origine viennoise, délaisse Marlene. Après avoir réalisé en 1932 Shanghai Express en compagnie de son égérie, Sternberg renoue en 1941 avec l’exotisme fantasmatique qui lui est cher et nous plonge au cœur de Shanghai, ville de tous les vices et « moderne Tour de Babel ». Si The Shanghai Gesture réunit certaines idées chères au cinéaste – la déchéance de l’homme, la dépravation et la perversion – la beauté de ce film mésestimé réside surtout dans son atmosphère fascinante, trouble, cousue de non-dits et dessinée par une série de personnages énigmatiques. Bienvenue au Casino de Mother Gin Sling. La roue tourne, faites vos jeux. The Shanghai Gesture ressort, pour le plaisir des yeux.
« Mother Gin Sling Casino never closes. » À Shanghai, le monde entier se précipite dans la salle brillamment éclairée du Casino tenu d’une main de fer par l’étrange Mother Gin Sling. Les pièces tintent, les mains glissent sur et sous les tables, les pierres qui sertissent les colliers, une à une, disparaissent. Hommes et femmes se soumettent aux lois terribles du Jeu, avant de perdre et de s’y perdre. Car l’impénétrable Mother Gin Sling fait commerce des faiblesses d’autrui. Détient-elle un pouvoir de vie et de mort, ou pire de survie sur ses clients (comme lorsqu’elle concède cinq mille dollars à un joueur en faillite pour lui permettre de rejouer) ? Un homme qui se prénomme Docteur Omar pousse la porte du casino. Plan en plongée suivi d’un travelling : Sternberg nous fait pénétrer dans la flamboyance du lieu, dans cette salle de jeux ornée de lustres brillants dans la beauté est violentée par le grouillement humain. Un panier en osier qui contient pièces et billets, suspendu par des fils dans le vide est tour à tour hissé et baissé. La verticalité des fils répond aux cercles concentriques dont est composée la salle, comme une arène. Le casino, c’est ce lieu où, tour à tour, les hommes se perdent et se rachètent, dans l’anonymat.
Dans cet univers irréel, presque mythique se meuvent des êtres de toutes nationalités et les langues se délient. Un visage attire l’attention, celui de Gene Tierney qui, les yeux mi-clos, prononce ces mots : « On sent planer l’esprit du mal. » Caricaturaux, pittoresques mais troubles, les personnages de Sternberg jouent sur leur ambiguïté, sont comme absents à eux-mêmes comme dans le très beau plan d’une Poppy soudainement volatilisée au milieu des dragons chinois du Nouvel An. Parmi ces êtres, il y a Omar le poète persan qui se dit Docteur – mais en quoi ? en rien ! – le Chinois aux regards lourds de sous-entendus, Dixie Pomeroy la chorus girl à la langue bien pendue et à l’insolente blondeur, le barman russe, le milliardaire anglais Sir Guy Charteris. Aux questions « Qui êtes-vous ? » « D’où venez-vous ? », Sternberg n’apporte pas de réponses. Car ce n’est pas tant l’identité de ses personnages, leurs caractéristiques propres, la logique de leurs motivations c’est-à-dire leur psychologie qui intéressent Sternberg, mais plutôt la lente dépravation, le progressif dépouillement jusqu’au vide, jusqu’à l’inanité, filmés par le cinéaste à travers un voile de fumée et les effluves de cigarettes. En d’autres termes, leur capacité à être pantin, pure marionnette, seule enveloppe corporelle vivante, matière qui se meut sur la scène de ce théâtre. Rongée par l’alcool, le jeu et la jalousie, la jeune Poppy ne sera plus qu’une puppet. Comme le lui dit ironiquement Mother Gin Sling, l’argent n’est-il rien d’autre qu’une matière, qu’un coupon de papier ? Et il s’agit bien de matière, d’étoffe et de stuc chez Sternberg. Véritable architecte de l’âme, le cinéaste peint les visages et colore le noir et blanc par les jeux d’ombre et de lumière. L’apparente simplicité de l’intrigue masque l’habileté et le raffinement dans le traitement elliptique du drame ou dans le choix d’indices (un verre renversé, la tête d’une figurine brisée, un regard de biais) annonciateurs du coup de théâtre final.
The Shanghai Gesture vaut pour la somptuosité des costumes et des décors. C’est à travers le symbolisme de cette architecture intérieure que Sternberg suggère les secrets qui se trament. Le film se déroule pour l’essentiel en intérieur ; rares sont les plans tournés en extérieur. Chaque parcelle de l’ornementation, chaque détail d’accoutrement sont présents pour dire une vérité cachée. Sternberg se débarrasse de considérations psychologiques pour élaborer une construction purement plastique, aux frontières de l’abstraction qui mêle le style art-déco et le foisonnement du baroque. Il s’agit de déceler un passé, une histoire de dettes et de revanche. Ainsi ressurgissent la mémoire inconsciente et la monstruosité du vice à travers les formes, les structures du décor, les indices, à travers la coiffe « gorgonesque » de Mother Gin Sling digne de Méduse avec ses serpents entrelacés, les gueules béantes des dragons en papier ou les figurines peintes sur les murs du salon. La mémoire, le tragique et le vide résident dans cette architecture irrégulière où l’informe, le trouble et le mystère prennent plastiquement forme et deviennent ce qu’on nomme une mise en scène. « L’esprit du mal plane, comme une réminiscence de cauchemars oubliés. »