Avec son titre en forme de morale de La Fontaine, Qu’un seul tienne et les autres suivront intrigue. Qu’il nous soit permis d’éclairer nos lecteurs : il s’agit ici de prison. Loin de décrire une faune carcérale forcément traumatisante, Léa Fehner s’attache à montrer les barreaux qui emprisonnent tout un chacun. Et à dresser un portrait, magistral, d’une humanité qui découvre le prix à payer pour un soupçon de liberté.
« Aux abords d’une prison auprès de laquelle je passais chaque matin, une femme s’est mise à crier. Elle essayait de parler à l’homme, son homme, qui vivait derrière les hauts murs. (…) Ses mots étaient trop souvent avalés par le bruit de la rue mais elle résistait et luttait pour que sa voix le traverse. », déclare Léa Fehner dans sa note d’intention concernant Qu’un seul tienne et les autres suivront. On comprend la fascination de la jeune réalisatrice (28 ans) pour cette situation prévertienne. Rien n’est bien lyrique, cependant, dans le quotidien de ses protagonistes. Peu de lyrisme, mais beaucoup de poésie, de celle qui cherche à débusquer les sens seconds sous les mots déjà galvaudés — d’autres motifs derrière ceux présidant aux destinées de ses personnages. Stéphane, jeune sans avenir — ni d’ailleurs beaucoup de passé — peut changer sa vie. Pour cela, il lui faudra aller en prison à la place d’un autre. Zohra, mère algérienne, veut gagner la France et tenter de se rapprocher du meurtrier de son fils. Laure, ado fleur bleue, voit partir son premier amour derrière les barreaux.
C’est manifestement le rapport à la prison qui intéresse en premier lieu Léa Fehner. Rendons hommage, donc, à la dialoguiste Catherine Paillé (qui a travaillé en collaboration avec la réalisatrice), grâce à laquelle Qu’un seul tienne et les autres suivront gagne une grande partie de sa grâce. Très justement écrits, les trois personnages « principaux » voient vivre à leur côté toute une humanité : l’homme que Laure doit convaincre pour qu’il l’accompagne au parloir, la sœur du meurtrier, l’ami de celui que Stéphane doit remplacer en prison, la femme de ce dernier… Autant de premiers rôles, autant de compositions saisissantes de justesse, de beauté dans l’écriture et dans l’interprétation. Car le propos de Qu’un seul tienne et les autres suivront n’est pas de raconter l’histoire de l’un ou l’autre, mais bien de montrer le carcan, la geôle dans laquelle se débat chacun — personnage comme spectateur.
Faisant preuve d’une remarquable sagesse dans la construction de son scénario, Léa Fehner parvient à contrebalancer des choix potentiellement puissamment casse-gueule (le premier amour de Laure, la croisade de Zohra) avec l’écriture de personnages justes, aux psychologies en demi-teintes, qu’elle prend le temps de laisser se construire, et qui amène le plus souvent (avec tout de même quelques bémols sur le pathos autour de l’un d’entre eux) une véritable crédibilité. Marie de Laubier, directrice de casting venue du documentaire, a constitué une équipe d’acteurs tout à fait à la hauteur des enjeux de cette écriture — une équipe que Léa Fehner se révèle tout à fait à même de diriger avec maîtrise. La confiance de la réalisatrice dans ses acteurs transparaît dans sa propension affirmée à leur laisser occuper le centre de l’écran.
Le point de vue adopté par la réalisatrice, peut-être un peu trop démonstratif, sera celui du narrateur omniscient, comme pour bien prendre son auditoire à témoin des turpitudes de ses personnages. Si la construction scénaristique se révèle plus que mature, le choix de tourner dans une forme perpétuellement calquée sur l’accumulation de saynètes exclusivement centrées (autant physiquement que dramatiquement) sur les acteurs de l’intrigue dénote, sinon une incapacité à prendre en compte l’environnement extérieur à l’action immédiate, le hors-champ, tout du moins une concentration sur son intrigue et sur ses personnages comme moteur de celle-ci. Paradoxalement, alors que son expérience personnelle la prédisposait à pouvoir considérer son propos du point de vue de celle qui assiste, de loin, aux scènes d’abandon que suscite la vie des individus en prison, Léa Fehner semble vouloir coller au plus près à l’intériorité de ses personnages. Et bien construits qu’ils soient, bien interprétés également, cela constituera certainement un bémol : péché de jeunesse, d’enthousiasme peut-être.
Ce pourquoi on sera, cependant, le plus reconnaissant à Qu’un seul tienne et les autres suivront est de nous offrir, enfin, une véritable revitalisation du film choral. Devenu un procédé passablement stérile, cette forme évoque tout autant le pathos foireux de Collision que le maniérisme un brin agaçant d’un Iñárritu. En fait de procédé, Léa Fehner prend à cœur de mener ses personnages à leur point choral — on ne parlera pas ici de point final : la prison. Leur centre de gravité, à proprement parler, celui qui va équilibrer chacun dans son chemin personnel, lui enseigner quelque chose, mais certainement pas les sauver. Qu’on ne s’attende pas, avec Qu’un seul tienne…, à un récit à la conclusion confortable. Le chemin parcouru est justement décrit, et l’étape vers laquelle chacun tend certes conclue — en positif, ou non. Mais l’avenir demeure devant les protagonistes, un avenir dont rien ne permet de croire avec certitude qu’il sera plus léger que le passé. Utiliser, refonder les codes du film choral sert avant tout à Léa Fehner à dresser un constat : ce qui lie tous ses personnages, c’est avant tout la difficulté qu’il y a à vivre. Le film qui résulte d’une telle démarche n’est certes pas une expérience des plus aisées, mais le talent, l’enthousiasme (peut-être un peu trop intense) exprimé à l’écran par l’équipe entière de Qu’un seul tienne et les autres suivront fait du film une expérience… libératrice.