Sept ans après le magnifique L’Afrance, Alain Gomis nous revient avec une œuvre encore plus personnelle, entièrement écrite pour l’acteur qui interprète le rôle-titre, l’excellent Samir Guesmi. Une variation sur l’imagination, les racines et les aspirations d’un homme. Fantaisiste, tendre et parfois plus rude, Andalucia est un film face auquel il faut laisser à la porte ses catégories d’interprétation classiques, pour se laisser porter par le personnage de Yacine.
Le Franco-Sénégalais Alain Gomis est décidément un cinéaste qui s’attache énormément aux personnages. Son premier long métrage, L’Afrance, était tout entier tourné vers un personnage masculin, El Hadj, étudiant sénégalais prêt à repartir dans son pays. Un voyage contrarié par plusieurs facteurs : des éléments qui permettaient au réalisateur de s’engouffrer dans la psychologie de son héros, pris dans les tourments de l’exil, de l’instabilité et d’un sentiment de dés-appartenance au monde. Au milieu des nombreux films abordant le problème de l’immigration, les difficultés d’intégration et, plus largement, les maux rongeant le continent africain, L’Afrance se détachait par sa capacité à faire vivre un personnage au-delà du symbole, pour en faire un être de chair et de sang qui empoignait le spectateur du début à la fin du film.
Andalucia participe de la même idée : Yacine (Samir Guesmi), entraîne le spectateur dans son monde, sans livrer de clés précises, et dans une mise en scène détachée d’une narration chronologique classique. La personnalité même de ce personnage participe d’un morcellement – du récit, de l’espace temps, des personnages gravitant autour de lui. Un « empereur » des temps modernes, un roi un peu fou régnant sur sa caravane, un saltimbanque de l’amour qui ne vit sur aucune attache, sans foyer, sans famille, sans patron. Sans foi ni loi ? Ce n’est pas exactement ce qui intéresse Alain Gomis. Le réalisateur (qui, certes, donne à son personnage un aspect rebelle) est bien plutôt centré sur le domaine de l’imagination pure, celle qui n’induit pas nécessairement d’explications.
La façon dont il conduit l’espace-temps de son film en est révélatrice. D’abord, parce que Yacine s’attache aux « petits bonheurs qui forment un tout », quand bien même celui-ci est éclectique, au déroulement d’une vie au jour le jour. Les exploits de Pelé, la danse de Mohamed Ali sur le ring, le tourbillon des derviches tourneurs, ce sont ces moments uniques que Yacine veut retenir de la vie, qui tapissent les murs de sa caravane, son royaume. Ses moments de rêveries sont accompagnés d’un beau travail sur le son, voguant d’une flûte africaine à des percussions, le tout formant comme la musique intérieure de Yacine. Les moments uniques auxquels il s’accroche ne restent pas uniquement dans le domaine de la rêverie ; Yacine les reproduit dans sa vie, dans ses rencontres, comme celle d’une belle acrobate du cirque où il a installé sa caravane ou d’un vieux monsieur qu’il sert à une soupe populaire.
Évidemment, Yacine ne vient pas de nulle part, et Alain Gomis tend précisément à doter son personnage d’un passé, et d’un avenir, incertains tous les deux mais qui nourrissent le jeune homme. Mais la grande force d’Andalucia est de ne jamais tomber dans l’explication psychologisante. La profondeur de son personnage, Alain Gomis l’atteint par des petites scènes juxtaposées, des symboles distillés dans le cadre, en se détachant d’un récit et d’un montage linéaire ou de dialogues trop écrits. La personnalité de Yacine se révèle par les émotions qu’il attrape au vol, comme au p’tit bonheur la chance, se laissant guider par le hasard des rencontres. C’est justement ce hasard qui l’entraîne aux portes de l’Andalousie, région-titre du film dont le choix s’avère judicieux : une partie du monde dont l’histoire raconte des métissages, un accueil de différentes cultures, un mélange entre le monde arabe et occidental. Le voyage en Andalousie, où sont tournées les scènes finales du film, se révèle une quête initiatrice de Yacine : une quête presque mystique qui s’achève devant des tableaux du Greco représentant des figures du Christ ressemblant étrangement à Yacine. Cette fin troublante est possible dans la mesure où le jeune homme a accepté, auparavant, de revenir dans sa famille, de se confronter à son père, à sa bande d’anciens amis de la cité, dont il se détache pour aller vers sa vérité : celle d’un immigré maghrébin qui refuse de reproduire un modèle tout tracé et cherche sa liberté dans le détachement, dans la beauté de l’imagination et des moments magiques volés au destin.