Quatre ans après les adieux d’un condamné dans Aujourd’hui, Alain Gomis a choisi de poser sa caméra dans la bouillonnante Kinshasa pour y tourner le portrait d’une femme en lutte. La première heure de Félicité semble respecter toutes les conventions du genre, même si on retrouve par endroits cet éclatement de la narration qui fait la caractéristique des films du réalisateur : une mère de famille célibataire, chanteuse reconnue des bars de la capitale, apprend que son fils unique a eu un accident de moto et doit être opéré d’urgence pour éviter une amputation de la jambe. La femme est donc prise dans le tourbillon d’un compte à rebours qui la voit aller toquer à la porte de ses voisins, de son ex-mari ou encore d’un riche anonyme dans l’espoir désespéré d’amasser les quelques billets nécessaires pour payer l’opération. La tension qui découle logiquement de cette échéance se répercute sur la mise en scène : caméra portée et tremblante, cadre instable, plans subjectifs qui balaient de gauche à droite les différentes pièces dans lesquelles Félicité entre, zooms parfois insistants sur les corps que l’on dépasse ou contourne, on a parfois l’impression de suivre une Mamma Roma projetée en plein chaos africain. Loin de l’énergie joyeusement désespérée qui caractérisait ses précédents longs métrages, Alain Gomis semble s’être jeté à corps perdu dans l’effervescence de la RDC, pays malmené depuis des décennies (de la colonisation aux pillages en passant par les coups d’état militaires) où il n’est visiblement que question de survie pour toute une partie de la population. Pour capter l’essence de la capitale, le réalisateur s’est d’ailleurs adjoint les services du documentariste Dieudo Hamadi.
Visage écran
Pour autant, Félicité prend le contrepoint de ses modèles naturalistes sur un aspect qui est bien plus qu’un détail : son personnage principal. Là où il aurait été facile de jouer sur le sentiment de l’affliction, embrassant avec une empathie débordante le juste combat de cette mère pour son fils, Alain Gomis ne joue pas la carte de la dignité et préfère nous opposer un personnage indéchiffrable pour lequel il n’est pas évident de ressentir une compassion immédiate. C’est d’ailleurs l’argument qui revient à plusieurs reprises dans l’entourage immédiat qui rechigne à lui lâcher quelques coupures : même les musiciens avec lesquels la chanteuse travaille depuis des années débattent en sa présence (imperturbable comme si plus rien d’autre ne pouvait désormais l’affecter) du soutien qu’elle est censée mériter, compte tenu de son manque d’ouverture aux autres. Et c’est vrai que la caméra isole régulièrement Félicité au cadre, butant sur son visage fermé et fier qui ne semble rien exprimer en-dehors de la scène et qui n’a surtout rien à demander : la joie, la colère, l’espoir et la résignation se sont comme agglomérés pour produire un visage stoïque qui se refuse à notre regard compatissant. Cette insensibilité de surface est probablement ce qui lui donne la force physique d’affronter les coups de son ex-mari ou d’un vigile lorsqu’elle vient importuner un riche congolais pour lui soutirer un peu d’argent. À cette obstination qui croit pouvoir abattre des montagnes répond la résignation sourde du fils adolescent, contraint d’accepter son triste sort et qui se refuse à la vie autant qu’il rejette, sans un mot et sans un geste, le soutien compassé de sa mère.
La vie à trois
Mais au beau milieu, Félicité change radicalement de ton, de rythme et de registre. Le compte à rebours n’ayant plus lieu d’être, la mère et le fils devant faire face à une insurmontable gueule de bois qui brouille toutes les perspectives, l’enjeu se déplace vers l’acceptation d’un état plus abstrait : la reconstruction de soi quand il n’y a définitivement plus rien d’autre à perdre. La mère et le fils n’y arriveront pas seuls et devront pour cela compter sur la présence de Tabu, un voisin et ami, contrepoint inattendu au désespoir sourd de Félicité, et probablement le plus beau personnage du film. D’abord introduit comme un simple dragueur bricoleur à ses heures perdues, Tabu s’impose progressivement dans le paysage familial, mais jamais par la force des choses, en cherchant constamment à s’adapter à la nouvelle donne. C’est que le récit, mêlant tension dramatique classique et délitement soudain des enjeux, parvient à trouver le juste équilibre entre ces deux énergies qui s’expriment à contretemps et qui vont finalement trouver à s’accorder. Il faudra pour cela que les personnages se cherchent, identifient la nature précise du sentiment qui les rapproche – notamment lors d’une très belle scène de non-relation sexuelle – pour aboutir ensuite sur un compromis qui fera de l’acceptation (de l’autre, de l’échec) un nouveau point de départ vers une possible autre vie. À l’image de cet orchestre symphonique de Kinshasa à qui Alain Gomis confie ses interludes, une puissante sérénité finit par émerger d’un chaos qu’on pensait insurmontable. Et elle peut tout simplement se nicher dans un long fou-rire qui s’empare par vagues des trois personnages enfin réunis dans un même plan.