Steven Spielberg est-il indéboulonnable ? Il ne se passe plus un mois sans que le petit père de l’entertainment hollywoodien ne donne de ses nouvelles, entre une œuvre toujours prolifique, des productions tout aussi nombreuses au cinéma et à la télévision, une vidéo potache avec rien de moins que Barack Obama cette semaine – tandis que, bien sûr, sa reconnaissance symbolique lui est enfin acquise avec la présidence du jury cannois. Pour le meilleur ou pour le pire, le nom Spielberg est désormais une marque statutaire dont Jurassic Park est peut-être le produit phare. Universal le réédite en relief comme on ressortirait une Game Boy ou un walkman : une offre de nostalgie brute, un voyage dans l’enfance. C’est l’occasion de décrypter l’intact pouvoir de fascination d’un chef-d’œuvre du divertissement, qui renferme à la fois l’apogée de la magie Amblin et le début de son crépuscule.
De l’extinction
Trois scientifiques dont un sceptique, et un avocat vénal, viennent arbitrer la fiabilité d’un parc d’attractions révolutionnaire fondé par un visionnaire un brin dangereux. Ce dernier est interprété par un cinéaste (Richard Attenborough), l’ambiguïté inhérente au fait de placer un réalisateur à l’écran n’étant pas étrangère à Spielberg – voir François Truffaut dans Rencontres du troisième type. Nous sommes en 1993, et la suprématie de l’Animatronic est en sévère déclin ; son prince Alien se trouve ici honorablement cité, que ce soit dans les intérieurs alumineux où monstres et hommes jouent à cache-cache ou dans une scène où un saurien attaque mortellement Wayne Knight au crachat acide. La saga Alien connaît bien les dommages causés par la transition au numérique : David Fincher en fait les frais avec le troisième volet, peu avant la sortie de Jurassic Park. Les deux films mélangent modèles animés mécaniquement et images de synthèse, avec des résultats tout à fait différents, si ce n’est opposés.
Quoi qu’il en soit, le cadre est posé : une vaste affaire de métalangage est en jeu. Jurassic Park commente explicitement les mutations techniques de son époque et son réalisateur y clame un très net « je reste », à la façon d’un Chaplin derrière et devant la caméra des Lumières de la ville. Spielberg fait fusionner le parc et le film lui-même : partageant un logo et une imagerie constamment rappelés à l’écran, ils s’assimilent peu à peu l’un à l’autre dans un entremêlement très appuyé par les séquences d’arrivée (le passage du portail repris par les affiches de la ressortie 3D en est emblématique). Le prolongement du cinéaste à l’écran oscille : l’on pourrait y voir Alan Grant, dépassé et chagriné par la prise de pouvoir de l’ordinateur sur l’homme dans son métier de paléontologue, mais surtout, bien sûr, John Hammond, professeur Tournesol démesurément ambitieux, jouant sans crainte avec le feu prométhéen. Ancien illusionniste donnant dans les puces savantes, il confie, une flamme dans l’œil, vouloir enfin de la « réalité » – qui donc nous parle vraiment dans cette scène étonnante ? La position de Spielberg est ambiguë : en même temps qu’il offre au spectateur de 1993 les merveilles du cinéma du futur et se place en pionnier dans l’île vierge de l’animation par ordinateur, il y oppose un Animatronic régulièrement assimilé au vivant et à l’âge d’or perdu, dont Jurassic Park serait le vibrant chant du cygne.
Genèse darwiniste
Jurassic Park vaut aussi qu’on le distingue de sa dimension métalinguistique, un peu hors-film quoi qu’on en dise. L’adaptation de Spielberg choisit pour enjeu principal un carré familial forcé entre deux parents sans enfants et deux enfants sans parents. Propulsés dans un Éden de cauchemar – Adam-Alan et Eve-Ellie parmi les dinosaures, un régal pour les créationnistes –, les docteurs se voient affublés de leurs parfaits symétriques, ressemblance physique incluse. Fantasme pour elle, hantise pour lui, le film sera pour l’un l’épreuve de la responsabilité, et pour l’autre celle de l’absence et d’une sorte de deuil maternel, vis-à-vis de ces deux kids (« small version of adults, honey ») tombés du ciel, tout à la fois désirés et rejetés. La virtuosité de l’écriture à l’intérieur de ce quatuor sulfureux donne lieu à une narration très agile, toujours colorée d’un niveau de lecture supplémentaire, souvent bousculée par le mâle alpha Jeff Goldblum, et qui doit certainement beaucoup au roman de Michael Crichton, co-auteur de l’adaptation à l’écran.
Ressortir Jurassic Park en relief en 2013, c’est un peu nous faire croire qu’il est possible de translater purement et simplement la mutation du mécanique au numérique à celle de la 2D à la 3D. Or le bigger than life gagé il y a vingt ans par les diplodocus de synthèses est sans commune mesure avec la pâle promesse du relief, désormais réduite à hypothéquer sa rentabilité sur le gonflage 3D de vieilles valeurs sûres. Reste un film dont la vocation essentiellement familiale vit aujourd’hui une épreuve elle aussi décisive : traverser la seule valeur nostalgique, et charmer une nouvelle génération de publics. Les révolutions technologiques ne sont pas éternelles ; mais les vélociraptors, eux, le sont-ils ?