Voilà une ressortie pour le moins réjouissante. Elle offre l’occasion de redécouvrir l’efficacité mais aussi la lucidité implacable d’un film qu’on a pris l’habitude de survoler depuis sa sortie en 1982, en citant rapidement le contexte qui le sous-tend (l’amertume de la guerre perdue au Vietnam), sous le prétexte qu’il a engendré dans la même décennie (sans l’avoir planifié au départ) deux suites retentissantes mais malheureuses qui en ont dilapidé les acquis originels. Occasion de redécouvrir aussi en quoi le titre original First Blood (qui est aussi celui du roman de David Morrell dont ce film est l’adaptation) est plus pertinent que le titre international Rambo qui s’est mieux propagé — tout comme l’icône qu’est devenu le personnage joué (ici remarquablement) par Sylvester Stallone a fini par faire de l’ombre au sujet du film, à ce qui l’habite vraiment. Pourquoi First Blood ? Cela renvoie à une phrase lancée par ledit Rambo pour justifier ses actions : « They drew first blood, not me !» (grossièrement traduit : « c’est eux qui ont commencé »). De quoi rappeler que le film ne conte pas les faits d’armes d’un seul homme, mais une lutte entre adversaires, une escalade telle qu’à un moment, se pose fatalement la question de savoir à qui revient la faute originelle.
Comment souvent dans ce genre de situation, tout commence dans le calme. Dans une petite ville américaine, le shérif Will Teasle (Brian Dennehy, impeccable) sort faire sa ronde quotidienne en saluant aimablement ses concitoyens — amabilité qui s’efface cependant face au vagabond qu’il trouve en train de traverser « sa » ville à pied. Entre eux deux, le ton reste poli, mais il est clair que le courant ne passe pas : Teasle n’aime chez ce John Rambo ni le fait qu’il soit un parfait étranger, ni ses cheveux longs, ni son air taciturne, et encore moins sa veste militaire avec la bannière étoilée brodée dessus, comme si c’était une marque d’infamie. Aussi, toujours poliment, le shérif conduit l’étranger à la sortie de la ville. Aucun coup n’a alors été échangé, mais l’agressivité est là, dans l’air. Les yeux seuls de Rambo suffisent à exprimer qu’il l’a reçue comme une gifle, et qu’il ne l’accepte pas. Alors, froidement, il fait demi-tour et revient vers la ville… Qui a commencé ? Celui qui a fait preuve d’une injustice feutrée, ou celui qui en réponse a franchi la ligne ? Difficile à dire, mais l’engrenage est lancé, celui d’une machine prête à s’emballer, jusqu’à ce que la paisible petite ville doive faire face au spectacle refoulé de la guerre éclatant sur son propre sol.
Vieux réflexes
Si l’interprétation par le prisme de la honte de la guerre perdue est évidente, Rambo est au premier degré le récit d’une escalade de la violence qui n’est pas rivée à un contexte historique, mais renvoie plutôt à une réalité humaine que l’Amérique connaît bien. On parle de cette violence où tous les acteurs ont leurs bonnes raisons, s’arc-boutent sur leur bon droit, et ne se rendent compte à quel point les choses dégénèrent que quand il est trop tard. Le constat ne se limite pas aux scènes de violence, on le retrouve aussi chez un Teasle au calme, dans ces moments où sa politesse de façade laisse rapidement place au bombement de torse : ainsi, cette scène où il vient s’excuser de sa rudesse auprès du colonel Trautman (Richard Crenna) pour, trente secondes après, reprendre ses positions butées. La logique guerrière est des deux côtés : celui de la communauté tranquille représentée par le shérif, et celui de l’homme seul à qui il faut bien l’efficacité d’une armée pour en remontrer aux autres. Mais la communauté, elle, refoule l’idée de guerre, feignant de continuer à croire que cela reste une opération de maintien de l’ordre, et ce jusqu’à ce que la garde nationale et même l’armée (en la personne de Trautman) investisse les lieux. Rambo, lui, est littéralement habité par la guerre, et ses traumatismes ne lui laissent d’autre choix que de voir dans sa situation un casus belli, de laisser exploser au dehors ce qui l’habite — d’incarner au grand jour le refoulé de ses compatriotes qui en ont fait un paria.
Rambo met ainsi intelligemment en scène, non seulement la propension américaine à la violence « justifiée », mais aussi, en filigrane, la façon dont elle s’est incarnée au Vietnam, se retournant contre ceux qui s’y sont fiés, avant que ceux-ci ne la rejettent à la marge. Et il est permis de considérer cette vision comme plus lucide que celle entretenue par un film plus admiré, Voyage au bout de l’enfer : tandis que celui-ci rêve d’une Amérique pensant ses plaies et laissant ses échecs à l’extérieur, Rambo, lui, ramène ceux-ci à la maison et aux yeux de tous. Cependant, parce qu’il choisit de ne pas faire de Rambo une victime expiatoire mais un homme capable de tenir tête à tous, le film véhicule paradoxalement cette intelligence dans un survival à la brutalité cathartique (qui n’est certes pas pour rien dans l’iconification et la dérive reaganienne du personnage dans les suites), et intellectuellement bien moins séduisant que le film de Cimino. C’est que le réalisateur Ted Kotcheff et ses scénaristes (au nombre desquels Stallone lui-même) s’embarrassent peu de considérations psychologisantes, sauf pour laisser, à la fin, Rambo exprimer sa détresse personnelle (sa longue plainte à Trautman, avec le fameux « It wasn’t my war !»). Ils croient aux vertus du film de genre brut, sans ostentation des intentions intellectuelles, pour laisser s’échapper une vision sans concession du monde contemporain. Une telle modestie n’est pas le moindre de leurs mérites.
Rédemption de la bête
Si Rambo marque autant, c’est aussi parce qu’au-delà de sa brutalité on distingue la figure d’un homme dont l’humanité même est menacée, et pas seulement par l’adversité. Alors que la chasse à l’homme dont il est l’objet l’a ramené à l’état de bête de guerre féroce, l’apparition d’un colonel Trautman contant, sur un ton assez théâtral, les faits d’armes de son ancien subordonné, le désignant comme le prédateur et ses poursuivants comme ses proies (et se heurtant au grand mépris de Teasle), vient à point nommé élever la bête au rang de légende, celle du guerrier ultime voué non pas à flatter le bellicisme mais à hanter les pires cauchemars. À travers ce double prisme (la figure de Rambo puis le portrait qu’en fait Trautman), c’est la guerre du Vietnam qui s’officialise comme le croquemitaine de l’Amérique profonde, mais à ce stade (et c’est là son ambivalence), le film ne tranche pas pour signifier s’il convient d’en avoir peur ou de jouir du spectacle de la chasse. En revanche, il prend clairement le parti d’un Rambo humain, en tout cas qui retrouve un comportement humain à la fin pour renvoyer à la face de Trautman le revers de la posture militaire que l’officier manifeste pour le calmer. C’est un attachement semblable qui pousse Kotcheff et Stallone à quelques infidélités à la noirceur du roman de David Morrell, en particulier à sa fin où Rambo était tué par Trautman (ce qui aurait, ironiquement, sans doute coupé court à toute idée de suite). Cette conclusion qu’il a rejetée, Stallone s’en souviendra plus tard, comme une idée qui ne voulait pas partir, en l’insérant dans une scène de cauchemar de John Rambo, excellente troisième suite de Rambo qu’il a lui-même réalisée en 2008, rédemption inespérée d’un personnage qu’on croyait condamné à la caricature, et renvoi adéquat à l’absence de concessions originelle face à la nature de sa propre catharsis.