Jamais entreprise, l’interprétation cinématographique du roman de William Faulkner, Tandis que j’agonise, était une gageure. On pouvait raisonnablement craindre l’aplatissement d’une œuvre au procédé narratif si exigeant et voir sa singulière « vision du monde » passer par pertes et profits. Malgré quelques faiblesses, As I Lay Dying s’en tire pourtant avec les honneurs.
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Pour d’obscures raisons, un vieux père et ses enfants décident de faire des dizaines de kilomètres à cheval, dans des conditions épouvantables, pour aller enterrer la mère qui vient de mourir. Il y a Cash l’obsessionnel, qui a construit consciencieusement le cercueil sous les yeux de sa mère. Il y a Jewel le sanguin, qui ne s’intéresse qu’à son cheval. Le petit Vardaman perd la raison tandis que Dewey Dell, la sœur, espère secrètement trouver sur le chemin un faiseur d’ange. L’étrange convoi manquera d’être emporté par une rivière torrentueuse et de brûler dans une grange. Mais le pire est encore l’odeur de mort, et les vautours de plus en plus entreprenants qu’elle entraîne dans son sillage. Il était facile de tirer un pittoresque sordide de cette minable épopée, et d’en faire l’argument du film. Mais si aucun cinéaste n’avait tiré parti de ce récit, c’est qu’il y avait bien plus en jeu qu’une sombre farce sur les rives du Mississippi.
Il faut le rappeler rapidement. Le ressort du roman est sa structure chorale : un changement de chapitre est un changement de narrateur. L’histoire se trouve ainsi racontée de différents points de vue. « Raconté », « narrateur » c’est toutefois beaucoup dire. Disons plutôt que les événements se reflètent dans des consciences, dans le flux desquelles nous sommes invités à pénétrer. Aussi a‑t-on, plutôt qu’une narration, des monologues intérieurs et des séries d’états d’âme.
Procédé mais pas truc
Le cinéma ne dispose pas d’assez de temps et son espace est trop étroit pour concurrencer la littérature sur ce terrain. Il y a toutefois quelques procédés, assez dangereux au reste, permettant de souligner cette multiplicité des points de vue : variation des atmosphères sonores, monologue en off, caméra subjective, division de l’écran. James Franco les utilise tous, mais sait s’arrêter avant qu’ils ne deviennent de simples trucs, substituts du montage et de la composition. C’est souvent la mesure, mais c’est parfois l’inflation, l’emploi simultané des procédés, qui permet d’en neutraliser l’impolitesse et l’unilatéralité. Ainsi ne sait-on par exemple jamais s’il y a vraiment caméra subjective, par le court-circuit en forme de redoublement que permet la division de l’écran.
L’entrée massive du split screen, dès les premiers plans, ne laisse pourtant pas d’inquiéter. C’est, ici ou là, l’esquive d’une vraie composition, deux plans valant moins qu’un s’ils ne disent qu’autant – mais l’usage en est finalement convaincant. Conflits et clôtures des consciences y trouvent un clair symbole ; plus faible évidemment, mais analogue tout de même, aux sèches cassures de la structure du roman. Cette construction évoque parfois la diffraction de l’objet par la peinture cubiste. En tous cas, le jeu fonctionne la plupart du temps. Au point que l’on vient à se demander, quoique le procédé doive rester marginal, s’il n’est pas un peu sous-employé par le cinéma.
Clôture des consciences
L’essentiel, quoi qu’il en soit, ne réside pas en cette originalité formelle, qui n’aurait pu à elle seule restituer le décisif de cette fragmentation : non pas un exercice de style mais un genre de métaphysique. Les points de vue de chacun des personnages sont moins des perspectives sur une même réalité que des perceptions sourdes et des monologues, qui ne laissent place à aucun monde commun. Ce n’est pas que l’échange soit difficile ; il est impossible. Les consciences ne sortent pas d’elles-mêmes. Tout ce petit monde va pourtant dans la même direction, comme par une étrange harmonie préétablie.
James Franco a su saisir cette vision du monde profondément tragique, par son intelligence intime de l’œuvre et des acteurs impeccables. Car plus que tous les procédés techniques, c’est d’abord par les hommes dans le plan qu’As I Lay Dying trouve son esprit. Il fallait des gueules et Franco les a trouvées. Mais pas de complaisance pour autant (sinon peut-être dans une ou deux scènes à la toute fin, à la limite du gore) : il ne s’agit pas simplement de montrer des trognes. Il fallait que chacun apparût à la fois infiniment borné, accablé d’une sorte de stupidité fondamentale, et libre pourtant, impénétrable en son propre monde. Quelques plans suffisent pour suggérer des caractères, esquisser des personnages singuliers, d’autant plus distincts pour nous qu’ils sont opaques les uns aux autres. L’adresse est de les situer toujours déjà en une place, en train de faire quelque chose, sans marge de liberté : absolument passifs et résolus pourtant en chacun de leur geste (ou en leur immobilité, tel Anse, campé par un Tim Blake Nelson formidable d’hébétude et de volonté).
Limites techniques, rigueur intellectuelle
Lorsque les choses s’accélèrent et qu’il faut bien mettre en scène l’action, un certain manque de lisibilité s’accuse, qui ne peut entièrement se justifier par les raisons précédentes. Et il ne suffit sans doute pas des ressources – certes bien employées – du split screen, pour déjà reconnaître un style et une inventivité visuelles propres. Mais As I Lay Dying est un des premiers longs-métrages de fiction du réalisateur et cela suffit à répondre à ces objections. Surtout que l’on y trouve déjà quelque chose d’essentiel et qui échappe parfois toujours à des techniciens éprouvés : un regard ou, si l’on préfère, parce qu’il manque encore de la précision technique qui fait le regard cinématographique, le sens de l’esprit de l’œuvre, ce qui l’anime et la fait tenir, au-delà de la forme, de la matière, et du sujet. Esprit qui d’ailleurs seul peut faire communauté entre littérature et cinéma, une fois admis l’hétérogénéité radicale de leurs moyens et la vanité qu’aurait l’un de courir après l’autre.