Après Faire la parole, tourné en terre basque et à mi-chemin entre documentaire et fiction, le nouveau film d’Eugène Green s’ouvre, dès son générique, sur un mode apparemment documentaire, vues de Saint-Jean-de-Luz et panneaux de signalisation à la frontière espagnole à l’appui : nous nous situons toujours bien dans le Pays basque, mais Green nous invite cette fois-ci à un voyage de deux heures dans une terre de fiction. Placé sous les auspices d’une citation de Pessoa faisant la part belle au mythe (« le mythe est le rien qui est tout »), Atarrabi et Mikelats narre l’histoire de deux frères, respectivement l’aîné et le cadet, nés, sans être jumeaux, à quelques heures d’intervalle de la déesse Mari (grande figure basque incarnant l’ensemble de la nature) et d’un père mortel élu par celle-ci. Inspiré par le Dictionnaire de mythologie basque de José Miguel de Barandiaran (prêtre et anthropologue du Pays basque sud auquel Eugène Green faisait déjà référence dans son roman Les Voix de la nuit), le réalisateur poursuit, avec ce nouveau film tourné en langue basque, sans doute moins « un cinéma régionaliste » qu’une veine mythique à la fois légère (le « rien ») et sérieuse (le « tout »), tel un conte philosophique du XVIIe siècle, profondément spirituelle et sensible, qui demeure toujours adossée à la « parole » et à son mystère ; ou plutôt ce cinéma régionaliste permet d’incarner directement ceux-ci, comme si le cinéma d’Eugène Green y avait trouvé son cœur profond. Le corps du film, mythique, y dialogue aussi, comme en retour, avec la réalité du prologue prenant la forme d’une résistance, d’un changement de regard auquel Atarrabi et Mikelats, de l’ancien au contemporain, nous convie : « tout est mystère ».
Un monde à l’envers ou la structure de l’opposition
Langue et matière du conte s’épousent : la langue basque, comme a pu le confier Eugène Green, structure la pensée à l’envers ; ainsi, on commence par l’aboutissement et l’on remonte vers la cause. Atarrabi et Mikelats fonctionne aussi sur une modalité d’inversion comme opposition. Green cinématographie ici un diptyque autour du Bien et du Mal, à travers le portrait de deux frères de leur naissance à leur enfance et leur apprentissage, révélant au fur et à mesure la divergence de leurs points de vue, jusqu’à leur séparation. Si leur mère, Mari, ignore la distinction du Bien et du Mal (comme l’apprend à ses enfants leur précepteur, le Seigneur Diable), c’est qu’elle est à la fois lumière et ténèbres, tandis que ses fils vont distribuer la répartition entre le Bien et le Mal. En dépit de son apparence païenne, quoique le mythe basque ait été de fait christianisé, il revêt ici des atours sacrés assez transparents (Mari comme avatar partiel de Marie, Atarrabi du Christ-Dieu, et Mikelats du Diable). La mise en scène orchestre quant à elle une opposition semblable au travers de scènes construites à partir d’un diptyque inversé (par exemple celles des eucharisties ou des danses), de l’emploi des couleurs (rouge « diable » / couleurs claires et naturelles) à la figure du champ-contrechamp, en passant par la dialectique de l’ombre et de la lumière.
Le monde vivant comme relation
Ce mythe doté d’une telle portée métaphysique en forme de parabole évoque le conte philosophique, présentant tant un rapport au monde physique que l’horizon d’une satire sociale : à travers la figure attentive et discrète d’Atarrabi s’adressant aux animaux et aux objets (faussement) inanimés qui lui répondent, est donnée à saisir l’importance de la parole chez Eugène Green et son corollaire, l’écoute : « L’homme seul possède la parole, mais toi tu nous entends » dit le hibou à Atarrabi. C’est donc ce modèle de relation et de partage sensible, propre au monde vivant, qu’offre le réalisateur face à l’opposition des frères. Souvenons-nous que Le Monde vivant était le titre de l’un des films d’Eugène Green en 2003, déjà associé au Pays basque. Atarrabi et Mikelats en poursuit la saisie et la définition : « tu fais partie du monde vivant », dit ainsi Atarrabi au rocher.
Face à la part cocasse de ce conte philosophique, se développe aussi un versant plus corrosif du côté de la critique sociale (déjà patent dans Le Fils de Joseph), par exemple lors de l’épisode des nymphes au bain que rencontre Atarrabi et transformées en nains, prétexte à un propos sur l’illustration de la théorie du genre… Le Diable est ainsi expressément présenté du côté des modernes et de la « branchitude » (sic) – il écoute du rap avec un casque, fait le DJ, a un écran de surveillance, etc. –, quand Atarrabi, affectueux et compréhensif avec un simple âne, est plutôt présenté parmi les classiques ou dans un entre-deux, ce que retranscrit son échange avec lesdits nains : « Et vous jeune homme, allez-vous en avant ou en arrière ? – Peut-être ni l’un ni l’autre. – Si vous êtes moderne, vous allez en avant. – Je ne sais pas si je suis moderne. Je voudrais servir. » Atarrabi et Mikelats présente ainsi sous les atours d’un mythe en forme de diptyque une réflexion sur les créatures que nous sommes, qui existent dans la nature et avec laquelle il s’agit d’éprouver, de restaurer, une relation simple, directe et sensible : pour le réalisateur, c’est bien la langue basque qui contient directement ce sentiment et l’exprime. Au-delà mais bien à travers elle, il s’agit pour lui de remonter vers l’origine, le mystère.
Cinéma de la parole et du mystère
« Ta parole est un trésor mais tu l’as gaspillé » entend-t-on dans Atarrabi et Mikelats. Eugène Green poursuit un cinéma de la parole, c’est-à-dire du Verbe et de l’Incarnation, dont la basquité est le creuset, menant dans un cinéma spirituel vers la cause première, l’Un. Comme dans la langue basque, et comme dans le cinéma de Bresson, la cause doit être exprimée ou montrée après l’effet, pour préserver le mystère. Atarrabi et Mikelats nous mène vers celui-ci dans des scènes qui semblent puiser leur inspiration du côté du Journal d’un curé de campagne de Bresson, ou dans un rapport plus paradoxal à Ordet de Dreyer. Ce ne sont pas de vieilles techniques ostentatoires comme la pyrotechnie qui peuvent le signifier, sinon des formes discrètes (comme le cadrage d’une main qui reprend vie), à la manière du souffle, qu’il soit perceptible dans la diction des personnages, les chants, ou dans les lents, parfois imperceptibles, mouvements de caméra qui font respirer le plan. C’est encore mystérieusement que les sentiments se révèlent dans le cœur des personnages par la présence et l’échange, dans des scènes de chant et de danse. Enfin, c’est en tenant parole que le mystère peut aussi advenir.
Présentant plus particulièrement le drame profond d’Atarrabi qui a été privé de son ombre, et partant, ne peut non plus accéder à la lumière, Atarrabi et Mikelats rend toutefois une impossibilité possible. Si on pourra reconnaître sans grande peine en Atarrabi, interprété par le magnétique, doux et innocent Saia Hiriart, un double du réalisateur lui-même (la ressemblance est frappante), le cinéma singulier et précieux d’Eugène Green explore de manière ô combien baroque, matérielle (celle de la pellicule, malgré ici quelques emplois numériques, notamment pour effacer l’ombre d’Atarrabi), intellectuelle et spirituelle, par l’envers, une antinomie, un oxymore, un paradoxe, pour mieux donner corps, vie et sens à ce monde vivant et à son plein mystère, pour saisir sa grâce essentiellement.