Une mystique du monde, c’est rien de moins que ce que donne à voir, à sentir – et avec quel brio – le dernier film d’Eugène Green. Film-univers, qui pousse plus loin qu’il ne l’a fait auparavant l’expérience cinématographique comme révélation du monde, film fouillant le caché et l’invisible, mettant à jour le mystère du réel. Où le verbe s’incarne dans les personnages, pour toucher la vérité du profond de leur âme. À la lumière de sa Poétique du cinématographe (paru récemment chez Actes Sud), Green poursuit une démarche d’une rare intensité. Et confirme son immense talent à faire coexister dans une unicité image, son et musique, captation d’une ville et quête des personnages.
« Penser le cinéma, c’est résoudre des problèmes concrets : structure narrative, image, son, travail des acteurs. Mais c’est d’abord se situer par rapport aux principales interrogations métaphysiques de l’homme occidental, car c’est d’elles qu’est né le cinématographe. » Cet énoncé, en introduction de sa Poétique du cinématographe, ne saurait mieux expliquer ce qu’Eugène Green cherche – et trouve – dans la réalisation. Rares sont aujourd’hui les réalisateurs qui parviennent en un film à joindre à un travail d’orfèvre sur l’image, le son et la direction d’acteurs, les interrogations métaphysiques intemporelles des hommes.
La Religieuse portugaise n’est pas l’adaptation du texte de Guilleragues ; il est inspiré de son esprit. En cinq chapitres, le film suit le premier séjour à Lisbonne de Julie de Hauranne, actrice française d’origine portugaise par sa mère. Elle vient y tourner un film adapté de La Religieuse portugaise. Au cours de ce séjour et à la faveur d’une rencontre avec une religieuse qui la fascine, Julie part à la rencontre de sa vérité, en même temps qu’elle expérimente l’unicité du monde. Une révélation presque mystique, à travers laquelle Julie se dédouble dans le personnage de la nonne, de la même façon qu’elle se fond dans Lisbonne. Si Green rapproche si profondément ces deux personnages féminins, c’est qu’il conçoit l’être au monde comme une présence sacrée, qui relève du mystère. Mystère qu’il se propose de révéler par l’action du cinéma. Un « cinéma total » dans la lignée de l’esprit baroque (La Religieuse portugaise est truffée de citations et de symboles qui y font référence) qui intéresse Green depuis son premier film, Toutes les nuits. Image, son et musique, verbe et ville sont captées ensemble pour épouser la quête de Julie et révéler l’unicité du monde.
Lisbonne, le temps du monde
De la même façon qu’Eugène Green parvient à capter l’essence de Paris dans Toutes les nuits et Le Pont des Arts, il filme Lisbonne dans son dernier film comme s’il la connaissait intimement. Green parvient à filmer au plus près son énergie vitale, sa poésie, son architecture et sa géographie bien spécifiques. Le travail tout en finesse et en courbes épouse les collines de Lisbonne, scrute son ciel, se plaît à jouer du vent pour mieux cerner l’âme lisboète de la saudade.
Par des repères qui reviennent dans différents chapitres du film (le quartier de Vasco, la chapelle, la vue de Lisbonne de nuit sur la colline de Graça), l’espace circonscrit crée une dynamique qui colle aux déambulations de Julie. Partie dans une ville inconnue, l’héroïne perçoit petit à petit, dans l’intimité de cette ville, le monde dans sa totalité. La balance incessante entre les déplacements de Julie et ses pauses – pour écouter un fado, pour discuter avec le petit Vasco, pour contempler Lisbonne de haut – applique au film le mouvement de la connaissance.
À travers l’appréhension de Lisbonne par Julie, qui va jusqu’à se fondre littéralement en elle (« Je voulais montrer l’impression que la ville rentrait dans le personnage » explique Eugène Green), le cinéaste met en image la démarche qu’il décrit dans ses notes sur le cinéma : parvenir à la connaissance non par l’intellect et la raison pures, mais par la sensation du monde. Le réalisateur dévoile la cime des arbres, les encadrements de porte, de fenêtre, la lumière qui entre, les feuilles qui volent. Il filme le vent dans les cheveux de la jeune femme, l’expression de son regard face à un nouveau coin de la ville. Ainsi dans la magnifique scène de la première promenade de Julie, aérienne dans une robe transparente parmi les ruelles pavées, où elle surprend un chanteur de fado qui la fixe intensément. Comme dans ses précédents films, on retrouve aussi les mêmes occurrences des pas, des pieds cadrés seuls, comme s’il cherchait à capter la marche des personnages, leur chemin.
Lisbonne apparaît comme l’écrin où se déploie ce chemin, cette quête, et comme métaphore de l’être au monde. La longue promenade de Julie devient l’expérimentation-acceptation de ce qu’elle est profondément. Une expérimentation qui, avant la clé de voûte du film qu’est l’échange avec la religieuse portugaise, passe par les relations de Julie aux hommes et à l’amour. Martin, l’amant, venu à Lisbonne lui donner la réplique : Adrien Michaux, dont on percevait déjà la finesse de jeu dans Toutes les nuits, largement confirmée dans Le Pont des Arts, atteint ici sa maturité greenesque. Vasco, la figure du fils, le comte de Visem, bel homme mûr habité par l’envie d’en finir, enfin D. Sebastião, le potentiel amour de sa vie. Tous des hommes qu’elle sauve d’une façon ou d’une autre.
Julie sur la partition du fado
Comme dans toute son œuvre cinématographique, Eugène Green fait de la musique un objet complet de son film. Le fado a remplacé le « Lamento della Ninfa » de Monteverdi du Pont des Arts. Fado et musique baroque présentent une parenté pas innocente pour Green, qu’il rappelle : « Ce qui compte le plus dans le fado, c’est l’expression du poème par la voix », de la même façon que le baroque est une musique du verbe. Pour le cinéaste, fado et baroque correspondent à une façon de considérer le monde et l’homme, de les connaître par les sensations. Il est une façon d’accepter l’unicité faite des différentes composantes d’un même être. Plusieurs fados du film sont d’ailleurs sur des paroles de Fernando Pessoa : un être hétéronyme explique Green, mais qui trace une voie personnelle vers l’unité de son être.
Le fado est aussi signifiant dans ce qu’il véhicule de la saudade, sentiment très portugais difficile à saisir et à traduire, que Green décrit très bien : « la saudade n’est pas vraiment une nostalgie (…) Ce qui se joue dans le fado, c’est la rencontre, dans le présent, de la mémoire et du désir, du passé et du futur, source à la fois d’une tristesse majestueuse et d’une énergie créatrice. » Cette mélancolie spécifique et joyeuse décrit l’état par lequel Julie découvre sa vérité. Elle la découvre en vivant (pour la première fois ?) le présent, quand bien même elle est confrontée à ses doutes. Ainsi dans la scène où, très troublée, elle pleure en entendant les paroles d’un fado chantée par une femme : « J’avais les clés de la vie et je n’ai pas ouvert. » Scène douloureuse, et scène pivot, où elle rencontre D. Sebastião, le jeune homme qui l’amène à trouver sa vérité : « Il faut vivre ici et maintenant » lui dit-il. « Mais ici et maintenant je dois être ailleurs. » Julie prend le monde en elle, en capte la beauté, finit par devenir elle-même en même temps qu’elle vient au monde.
De la même façon que le fado est filmé comme une des identités de Lisbonne, une attention particulière est portée à ses sons. L’ingénieur du son Vasco Pimentel est à l’affût de sons de clochers, d’animaux, de résonances propre à la configuration de la ville bâtie sur des collines.
Le verbe et son incarnation
Chez Eugène Green, musique, sons, dialogues et image ne sont jamais des entités séparées, mais des fragments de la réalité du monde agencés de telle façon qu’ils viennent en révéler à la fois la connaissance et le mystère. Deux termes pas si éloignés si l’on en juge par cette assertion de l’auteur dans sa Poétique du cinématographe : « Les vrais mystères ont la clarté aveuglante de midi. »
On peut être désarçonné par son discours sur le Verbe, la parole qu’il voit comme une matière, et plus encore par la diction qu’il propose à ses acteurs. Mais ce parti pris participe aussi de la volonté du réalisateur de révéler des mystères. Les préjugés qui veulent que Green soit abscons et produise des films « d’intellos » sont un contre-sens de la lecture de son œuvre. D’ailleurs, dans La Religieuse portugaise, il distille quelques clins d’œil humoristiques propres à désamorcer les critiques de ses détracteurs : « Je ne vois jamais de films français, c’est pour les intellectuels », dit le réceptionniste de l’hôtel où loge Julie. Ou plus loin, ce dialogue : « C’est un film hors normes — C’est-à-dire ? Ennuyeux ? ». Dans le même humour, la scène d’Eugène Green (qui joue le réalisateur du film) en boîte de nuit, se trémoussant maladroitement à côté de jeunes filles sur une vague musique électro lounge, confiant le lendemain à son actrice : « La branchitude peut être assez déprimante. »
Bien loin d’être un cinéaste de l’immatériel, de l’analyse psychologique des sentiments et du monde, Eugène Green plonge au contraire tout entier dans la matière du monde et des êtres. « La psychologie, explique-t-il dans sa Poétique, recherche de la vérité des sentiments par l’intellect (…) est un scandale dans un film, où la réalité de la sensation captée dans le monde doit détruire l’illusion des constructions intellectuelles. » S’il apporte un soin si particulier à la diction de ses acteurs, débarrassée des intonations connues et conventionnelles, c’est qu’il veut exclure ce qu’il nomme « le jeu psychologique » pour ne garder que la matérialité de la voix intérieure de l’acteur, et être au plus proche de la musique de la langue. Il lui propose, écrit-il, « un masque cinématographique, une contrainte qui le décale légèrement par rapport à son identité propre, pour empêcher l’intellect de se mettre en représentation. Par exemple, si l’interprète parle français, lui demander de faire toutes les liaisons. » Il le fait en français dans ses précédents films, et tout autant en portugais dans sa Religieuse. La langue de Pessoa s’y déploie par la voix de Julie, qui renoue ainsi avec la langue maternelle, sa langue originelle, comme dans les fados. Dès lors, rien de plus concret que la parole : « Le verbe incarné par une voix a la réalité d’un corps et d’un souffle humains ; la lumière qui rend visible le monde est un mystère incorporel que notre tradition rend saisissable en l’associant au Verbe. » Pour Green, et c’est à l’œuvre dans La Religieuse portugaise, « l’opposition entre le verbe et la lumière (…) est une intervention intellectuelle excluant une partie de l’intervention du monde » et « le cinéma, c’est la parole faite image ».
Réalité / rêve : un oxymore qui fait sens
L’oscillation entre rêve et réalité à l’œuvre dans La Religieuse portugaise éclaire la vision du cinéma de l’auteur, qui le compare à la caverne de Platon : « Le monde est une ombre sur le mur de la caverne, le cinéma, en captant cette ombre, nous permet de remonter à la réalité de l’Idée. » L’idée, véhiculée par la figure de la religieuse que rencontre Julie dans la chapelle de Nossa Senhora do Monte, sur la colline de Graça, est d’atteindre la connaissance par l’appréhension du caché, de l’invisible. Et quoi de plus invisible a priori que la foi de la religieuse ? Fascinée par cette jeune nonne, Julie trouve son écho en elle. Son dédoublement se traduit par des manifestations physiques : elle a un malaise la première fois qu’elle entrevoit la sœur, confie au comte de Visem qu’elle « avait l’impression d’être à sa place », puis s’évanouit la seconde fois qu’elle pénètre dans la chapelle avant d’engager le dialogue avec la jeune religieuse.
Ce n’est pas un hasard si Eugène Green choisit un rapprochement avec une religieuse pour « faire accoucher » Julie de son être. À l’image de l’Émilie de Toutes les nuits, elle est une figure mariale, quasi sainte par moments. Elle sauve les hommes qu’elle rencontre : le comte de Visem qu’elle ramène à la vie, Martin a qui elle offre son corps, le jeune Vasco, et Denis, le réalisateur, dont l’interprétation par Eugène Green lui-même n’est pas non plus dénuée de sens ! Dans le tramway, Julie inonde les gens de ses sourires et regards bienveillants, elle devient la religieuse portugaise. « Serions-nous une seule et même femme ? » lui demande-t-elle. Dans ce dialogue entre Julie et Sœur Joana, acmé du film, se tisse le parallèle entre foi et acte cinématographique. « Aucune quête n’est possible sans la foi, sans la croyance en une nécessité », écrit encore Eugène Green, quel que soit le nom qu’on lui donne. Il ne faut pas se méprendre : on n’assiste pas dans La Religieuse portugaise à la conversion strictement religieuse de Julie, mais au chemin qui lui fait atteindre sa vérité, qui l’amène à s’accepter et à pouvoir donner. Sœur Joana et elle parlent finalement toutes deux de l’amour, même si l’une lui donne le nom de Dieu. Dans la rencontre avec la religieuse, c’est la seconde naissance de Julie qui se joue, jusqu’à l’enfantement final et symbolique. L’acte de donner la vie amène Julie à la lumière. « Donner la vie » se traduit d’ailleurs en portugais par « dar a luz », « donner à la lumière ». Le champ lexical de la félicité, de la joie, propre à l’univers religieux, se coule dans Julie, comme dans l’Émilie de Toutes les nuits : « Je suis heureuse », dit-elle à Sœur Joana (la traduction française appauvrit un peu la signification de la version originale, dans laquelle elle utilise le mot « feliz », qui renvoie à la félicité). Enfanter, dans ce film, c’est être dans la vie, être à la vie, se révéler, révéler ce qui est caché. Connaître l’essence du monde et sa propre essence, accepter de quoi nous sommes fait pour pouvoir donner.
Une mystique du monde
« La mystique est une connaissance directe, par les moyens propres à l’homme, de l’unité du monde, sous forme d’une réalité que la Raison ignore. » Encore une fois, la Poétique de Green vient éclairer son film. Il y a pour lui un parallèle évident entre la quête de l’homme et la quête du cinéaste : « La quête de l’Un, l’aboutissement de cette recherche – ainsi que son “retour” parmi les hommes – à la fois témoignage et partage de cette connaissance. »
Une quête profondément mystique, dans la lignée du Baroque et de tout ce qui est à l’œuvre dans La Religieuse portugaise : « La mystique et le cinématographe ont comme vocation la connaissance de ce qui est caché dans le visible » et plus particulièrement, « la mystique baroque arrivait à la connaissance suprême en partant de l’expérience des sens. » De ce point de vue, le choix du patronyme de Julie n’est pas innocent. Green fait d’elle un personnage mystique, qui reçoit la grâce comme un don divin, par ses sensations, et non par l’intellect et la raison. Il choisit de la placer, par son nom, dans la lignée du jansénisme de Duvergnier de Hauranne (connu sous le nom de l’Abbé de Saint Cyran) qu’il considère comme baroque dans la mesure où sa recherche du Bien est opaque à la raison humaine mais doit advenir par la grâce du don de Dieu.
Dans le film, le texte de La Religieuse portugaise n’est pas présent en lui-même, c’est son esprit qui guide la démarche du cinéaste ; son sens caché produit les doutes, les interrogations, le chemin des personnages. « Si le cinéaste réussit son action maïeutique, le personnage qui en résulte dans le plan n’est ni sa créature, ni celle de l’acteur, ni la personne qu’on peut entrevoir dans le scénario. Comme tous les enfants, celui-ci est un miracle, qui doit sa réalité charnelle à ceux qui l’ont engendré, mais il est rempli d’un souffle qui lui est propre, et qui est aussi le souffle du monde » conclut Eugène Green dans sa Poétique du cinématographe. La Religieuse portugaise est un enfant miraculeux.