Premier film d’un réalisateur inclassable, Toutes les nuits est sans conteste un objet filmique extra-ordinaire. Porté par le baroque, dans l’esprit comme dans la musique, il surprend par sa direction d’acteurs peu commune et par une sensibilité qui, loin d’être désuète, porte en elle une poésie singulière. Un roman d’apprentissage, d’amour et d’amitié, aux images superbes. Une œuvre qui préfigure les suivantes (Le Monde vivant en 2003, Le Pont des arts en 2004), sous le signe de la grâce.
Manger la vie par la racine des mots
« Toutes les nuits tu m’es présente par cent jeux doux et gracieux… » Une voix baroque, tout droit issue des confins de la vieille langue française, savourant les mots, détachant chaque syllabe, sur une musique de Clément Jannequin, s’échappe des premiers instants de Toutes les nuits. Nous sommes devant un film totalement inattendu, un objet délicieusement suspendu dans le temps. Le premier film d’Eugène Green se regarde d’abord en s’écoutant. Né dans une Amérique qu’il renie vite, le réalisateur est installé en France depuis 1967. Il y fonde le Théâtre de la Sapience et, avec cette troupe, met en scène, notamment, Corneille au festival d’Avignon. Touche à tout autodidacte, écrivain, amoureux de la langue française, il goûte aussi Rabelais avec un malin plaisir, visible dès qu’il monte sur scène dans quelque festival baroque.
Toutes les nuits met en scène deux amis d’enfance, Henri et Jules, que l’on suit sur douze ans depuis leur entrée en terminale, entre leur petite ville du sud de la France, Paris, Londres et New York. Se perdant puis se retrouvant, ces deux entités indéfectiblement liées malgré leur façon différente d’appréhender la vie ne cesseront jamais de correspondre. Inspiré de la première Éducation sentimentale de Flaubert (qui a peu en commun avec le texte ultérieur), leur histoire va et vient autour du personnage multiple d’Émilie, figure au travers de laquelle ils cherchent des réponses.
L’exigence de la langue qui irradie toute l’œuvre d’Eugène Green confère au jeu des acteurs une sonorité toute particulière. Imagine-t-on aujourd’hui un Mathieu Amalric, ou même un Jean Rochefort, délivrer son texte à grands coups de liaisons oubliées, de sonorisation des « e » muets et de tournures peu usitées à l’oral ? « Dors-tu ? », « Veux-tu que nous allions à la source ? », « Nous passerons Noël à la Nouvelle York »… Alexis Loret (Henri), Christelle Prot (Émilie) et Adrien Michaux (Jules) s’en tirent à merveille, et même s’en donnent à cœur joie. C’est à un jeu « non psychologique » qu’Eugène Green convie ses trois acteurs, gravitant autour de personnages secondaires tous précisément ciselés. Une direction d’acteurs qui lui vient de son travail sur le théâtre baroque et qui, selon lui « consiste à empêcher qu’ils ne pensent pendant qu’ils jouent, car l’intellect dresse toujours un mur entre la réalité de l’être et la caméra ».
Et, s’il y a du Jules et Jim dans ce trio, c’est entièrement revu par des influences bressoniennes. Il y a aussi du Rohmer dans l’histoire de ces jeunes gens, quelquefois aussi des élans rappelant le Téchiné des Roseaux sauvages (l’éveil à l’amour et à la sexualité dans une nature prolixe sur fond de grande Histoire, le trio amoureux). Mais Eugène Green reste atypique. Passé derrière la caméra à cinquante ans, il rappelle par son travail à l’écran des réminiscences qu’ose rarement, aujourd’hui, le cinéma français.
La nuit comme roman d’apprentissage épistolaire
Toutes les nuits luit autant de la lumière aveuglante de l’astre solaire que de la clarté de la nuit. « Il faut attendre la nuit, dit Jules à son ami devant la maison de la sauvage, parce qu’on ne peut être heureux que dans la nuit. » C’est la nuit que les personnages découvrent l’amour charnel, la nuit qu’ils s’écrivent, la nuit que Jules jette des œufs sur les flics, en Mai 68, la nuit qu’ils se retrouvent de façon impromptue. Dans une somptueuse balance formelle entre les champs de l’été et le pavé automnal, les vitraux d’églises percés de lumière et les fenêtres nocturnes éclairées à la bougie, Eugène Green navigue en maître.
Le puriste de la langue n’est pas passé au cinéma par hasard. Et, si rien ne l’excite plus que de créer de la fiction, de recréer un monde, à partir d’un monde préexistant, lui apposant sa touche, le fragmentant, le reconstruisant, il le fait avec une haute idée de l’outil cinéma. Son exigence de la diction se retrouve dans l’exigence des lumières, des mouvements de caméra, entièrement et précisément consignés dans le scénario avant même de le présenter.
Émilie, ou de l’éducation sentimentale
La première scène d’amour – dont l’acte en lui-même est une ellipse – d’Henri et d’Émilie se déroule tout entière dans le souvenir d’À une passante. Les jeux de séductions entre le jeune élève et la future amante débutent autour du poème de Baudelaire sur lequel s’échine Henri. Henri le pragmatique, le matheux, le double inversé de Jules le poète. « C’est une bêtise d’écrire “ô toi que j’eusse aimée” » dit Henri, poursuivant : « L’important c’est ce qu’on fait. » « En êtes-vous sûr ? » lui rétorque alors Émilie. C’est dans cette interrogation-là que se loge toute la personnalité d’Émilie, personnage sans doute le plus complexe du film. Personnage-symbole (l’amante, la rebelle féministe, puis la figure de madone) en même temps qu’être de chair, elle figure celle qui semble être allée au bout de son chemin. Face aux interrogations d’Henri, à ses possibles regrets de leur amour, elle oppose le visage apaisé de celle qui a cherché « la joie ». « L’avez-vous trouvée ? » demande Henri. « Oui, je l’ai trouvée dans le présent. »
Éperdument amoureuse d’Henri, c’est auprès de Jules qu’Émilie trouve les ressources pour avancer. Sans jamais le voir. Leur relation épistolaire durera tout le temps du film, de la première rupture amoureuse de Jules au moment où il devient l’ami de la fille d’Émilie. En lui, Émilie trouve un double auprès de qui elle serait une entité aimante, et plus une folle amante comme auprès d’Henri. « Vous êtes les signes visibles de mon chemin, lui écrit-elle. Quand enfin nous nous verrons, il ne nous restera rien à connaître mais tout à donner. » Tout à donner dans une nuit sans cesse renouvelée, « chaque nuit où tout se dissout et où tout redevient possible ». La traversée de ce film est un régal porté par un magnifique texte et par le chemin que se tissent, vaille que vaille, trois personnages qui ont trouvé leur auteur.
Eugène Green persiste et persévère dans le sillon audacieux qu’il trace depuis des années, au théâtre comme dans l’écriture et au cinéma. Son prochain film, La Religieuse portugaise, sortira le 4 novembre prochain. On en espère autant de sensibilité et de grâce que son premier.