Après 9 mois ferme, Au revoir là-haut confirme qu’Albert Dupontel cinéaste tend à laisser derrière lui ses atours surfaits de pourfendeur punk (Bernie, Le Créateur) pour viser un artisanat plus proche du mainstream. Les grimaces de sale gosse de ses personnages se sont assagies, et sa mise en scène, hier en quête frénétique d’effet « in your face », s’est mue en un savoir-faire plus conventionnel de mouvements d’appareils toujours très expressifs mais au moins dirigés vers des sujets, balayant le soupçon d’un opérateur se regardant opérer, ne gardant de l’ancienne agitation de trublion que le meilleur : une évidente envie de filmer (un sujet, des personnages) et non de bouger machinalement sa caméra. Albert, moins méchant ? Sans doute, néanmoins on distingue encore çà et là de discrètes traces de cruauté : ici un raccord sur de la viande qu’on hache dans un hôpital où l’on soigne des mutilés de guerre, là un raccord sonore entre un corps défenestré qui s’écrase et une porte qui s’ouvre avec fracas. Mais cela semble aussi une manière pour le cinéaste d’éloigner encore un peu plus le spectre de l’amidonnage académique qui, comme sur tout film français touchant au patrimoine national (ici la Première Guerre mondiale et les « Années folles »), plane sur son film picaresque tâchant de flirter avec divers genres, notamment en glanant une poignée de visions d’horreur et en instillant une atmosphère à la lisière du cauchemar.
Les masques et la plume
Adaptation du roman homonyme de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut suit le parcours de deux anciens poilus (dont l’un est si défiguré qu’il préfère passer pour mort) tâchant de survivre ensemble par la combine dans le Paris des années 1920. C’est à la suite de ce tandem singulier que le film suit une double piste, romanesque d’un côté, forain de l’autre. Dupontel joue celui des deux qui peut encore se montrer ; à sa charge donc d’entreprendre des démarches aux yeux de tous, d’aller à la rencontre de la société et de ses intrigues — rencontrant notamment, à la faveur de détours scénaristiques opportuns, des personnages craints du passé des deux hommes. L’autre héros, auquel l’excellent Nahuel Pérez Biscayart prête surtout ses yeux et sa gestuelle (sa voix est réduite à des borborygmes), s’est reclus dans l’ombre où il s’adonne à l’exhibition des masques ingénieux qu’il s’est fabriqués, et à l’échafaudage d’une combine audacieuse et sans scrupule (une arnaque aux monuments aux morts) aux dépens de la société qu’il rejette. Avec son apparence fantasmagorique et ses réactions humaines dont l’expression est rendue fruste par le handicap, le personnage ressemble à un de ces monstres sur lesquels Guillermo del Toro reporte toute son affection, en particulier le faune du Labyrinthe de Pan (comme celui-ci, il a pour public préféré une petite fille) — une réminiscence guère surprenante chez Dupontel qui a déjà invoqué dans plusieurs de ses films un autre « visionnaire » forain, Terry Gilliam.
D’une certaine façon, le film de Dupontel est tenu par cette confrontation entre deux destinées possibles, pour les héros et pour lui-même : entre un personnage qui veut montrer son appartenance au monde en allant chercher les péripéties du scénario, et un autre qui se drape de sa singularité et de sa monstruosité fabriquée au fond de son antre où il peut inspirer émerveillement et malaise. À l’arrivée, c’est le scénario et ses détours romanesques qui ont raison du monstre, en le faisant vaincre par ses sentiments, achevant au passage de diluer la promesse de subversion offerte par l’arnaque à la commémoration, sur laquelle le film s’est entre-temps fendu de quelques traits satiriques récréatifs. On n’en sera pas si amer : on aura suivi sans déplaisir ces démonstrations contradictoires, d’autant plus que le surmoi de « Créateur » de Dupontel s’est assez calmé pour laisser exprimer sa réelle affection pour ses personnages, jusqu’aux pires salauds, même ceux qui le seront devenus (voir la saisissante dernière sortie du personnage joué par Émilie Dequenne).