Suite aux attentats du 13 novembre dernier, Memento Distribution a cru bon de renommer le nouveau film de Joachim Trier avec, nous citons leur communiqué de presse, un « titre moins ambigu, évitant tout malentendu sur le contenu même du film ». Plus fort que les bombes est ainsi devenu Back Home, gommant toute référence au premier album américain des Smiths à l’époque où le groupe débarquait aux États-Unis. Cet album contenait par ailleurs une chanson dont le titre, « Back to the old house », aurait pu aisément préserver l’esprit musical voulu par Trier – on se souvient notamment du générique d’ouverture de Nouvelle donne, son premier long métrage, au son de « New Dawn Fadess » de Joy Division sur des images au ralenti d’un défilé nationaliste. Hélas ce changement de titre circonstanciel dit déjà tout du triste ripolinage du cinéma du Norvégien dont la moindre aspérité troublante est effacée au profit d’une rassurante communication. Communication à prendre ici au double sens du mot : soit, premièrement, la volonté du distributeur de ne pas créer de « malentendu » en protégeant a priori le film d’interprétations douteuses par un fumeux principe de précaution et deuxièmement, la capacité du cinéaste à évacuer dès que possible l’âpre mystère de ce troisième long métrage si convenu qu’il semble avoir été passé aux grilles de lecture de standardisation du cinéma d’auteur international – avec sélection cannoise obligatoire au passage, comme la cerise sur le pudding. C’était pourtant dans son incapacité mortifère à communiquer avec le monde qu’Anders, le si beau personnage de Oslo, 31 août, son précédent long métrage, avait réussi à captiver les spectateurs qui avaient voulu suivre la dernière journée de ce camé en convalescence tentant de renouer, dans un paradoxal et bouleversant geste d’adieu, avec son passé.
Cacophonie
Premier film américain de Joachim Trier, Back Home ne s’annonce uniquement que sous la perspective du dévoilement et de la révélation : la préparation d’une exposition consacrée à une célèbre photographe Isabelle Reed trois ans après sa mort inattendue sert de prétexte à son mari et ses deux fils pour se réunir dans la maison familiale et faire remonter à la surface un lourd secret. Ambitieux, le film l’est assurément, ne serait-ce que par son casting quatre étoiles (Isabelle Huppert, Gabriel Byrne, Jesse Eisenberg…) qui ne semble avoir été conçu que pour valider l’idée d’un film prestigieux, tant rien ne circule entre les acteurs qui en sont réduits à reproduire vainement les tics de leur jeu habituel : Gabriel Byrne marmonne au possible, Jesse Eisenberg parle vite en roulant des yeux – et qui peut honnêtement imaginer aujourd’hui Isabelle Huppert en photographe de guerre ? Car Back Home en demande à la fois trop et pas assez à son spectateur. Trop dans sa construction alambiquée, faite d’incessants aller-retours entre présent et passé, et de scènes décortiquant les points de vue des personnages sur une même situation, dans un montage structuré à la Rashomon particulièrement raté car ne donnant jamais le sentiment d’un regard précis sur les choses – ici, tout regard se vaut, s’égalise pour finalement s’annuler. Pas assez, car le scénario, co-écrit avec son complice de longue date, Eskil Vogt, s’échine à vouloir rationaliser tout malaise, réduisant la crise de nerfs qui traverse le foyer familial à un fatras de considérations sur le monde contemporain. Tout un catalogue, à la fois ridicule et prétentieux, de justifications mettant dans le même panier la dépression de l’époque, les jeux vidéo ou encore un retour consternant à un Œdipe familial franchement embarrassant (le personnage de l’aîné, joué par Jesse Eisenberg, couche avec une ancienne amie en utilisant un préservatif périmé appartenant à sa mère). Le trop-plein de Back Home finit par le desservir, en ramenant tout son appareillage théorique au premier plan, délaissant les émotions et les affects au fond du cadre – ou derrière une vitre, c’est selon, tant le cinéaste use et abuse des reflets comme signe lourdement suggestif de son échec à atteindre le cœur de son récit, ou ne serait-ce, que s’approcher de ses personnages.
Oubliés donc les décrochages intempestifs dignes des premiers Godard qui donnaient à Nouvelle donne sa rage adolescente particulièrement saillante. Oublié le désespoir joyeux qui animait Oslo, 31 août. Back Home est un film sérieux, qui ne souffre pas du moindre humour ou recul sur ce qu’il met en scène. Surnage ainsi la sensation d’avoir perdu un auteur singulier, avalé par le système festivalier et soumis désormais aux normes du marché, tentant de réconcilier au forceps tout un spectre de spectateurs, des films d’auteurs (Isabelle Huppert) aux comédies américaines (Jesse Eisenberg) sans pour autant trouver une alchimie capable d’éviter l’impression d’opportunisme qui domine l’ensemble. Comme si la belle polyphonie de voix qui ouvrait Oslo, 31 août s’était muée en une cacophonie formelle (la scène de l’accident de voiture puis la surélévation christique d’Isabelle Huppert sont d’un kitsch repoussant) symptomatique de la dérive auteuriste de Trier dans sa vision du monde aussi bien taillée que les pelouses des riches banlieues américaines qu’il filme désormais. Reste une présence à l’étrangeté bienvenue dans Back Home, celle de Devin Druid, déjà aperçu dans la série Louie. En interprétant Conrad Reed, le benjamin de la famille, il laisse apparaître une émotion à part, un mutisme qui ne semble jamais forcé. Grâce à lui, rejaillit dans une scène la grâce perdue de Trier : après une fête typique des jeunes Américains (gobelets rouges à la main), il rentre chez lui à pied en compagnie d’une jeune fille. Celle-ci s’arrête pour pisser derrière une voiture. Et Conrad de perdre son regard d’adolescent fiévreux dans le filet d’urine qui dévale le trottoir. Troublant érotisme.