En l’espace de deux films, le Norvégien Joachim Trier est sans conteste devenu une figure reconnue du cinéma d’auteur international : en 2012, sa nouvelle adaptation du Feu follet de Drieu La Rochelle – Oslo, 31 août – avait fait grande impression lors de sa présentation au Festival de Cannes dans la section « Un Certain Regard ». Trois ans plus tard, il était sélectionné en Compétition avec un film choral tourné en anglais et aux États-Unis, Louder Than Bombs, porté par un casting prestigieux – Isabelle Huppert, Jesse Eisenberg et Gabriel Byrne. On aurait pu s’attendre à ce que fort de cette consécration, le réalisateur persévère dans cette voie en entérinant l’expatriation de son imaginaire. Mais une fois de plus, Joachim Trier nous prend par surprise : Thelma signe en effet pour lui un retour en Norvège, entre mythologies vernaculaires et influence revendiquée du Nouvel Hollywood.
Les malheurs du crossover
Thelma (Eili Harboe), jeune fille plutôt réservée, vient de quitter sa province natale et ses parents – traditionalistes, inquisiteurs – pour faire sa rentrée à l’université d’Oslo. Un beau jour, dans la salle d’études, une camarade prénommée Anja (Okay Kaya) s’assied à côté d’elle. C’est le coup de foudre : une drôle de révélation pour Thelma, qui s’était jusqu’ici conformée sans broncher aux attentes de ses géniteurs. Mais, au fil de crises d’épilepsie répétées et d’incidents mystérieux, Thelma comprend peu à peu qu’elle n’est pas comme les autres : elle semble douée d’un pouvoir obscur aux implications dévastatrices.
On n’a pas besoin d’attendre très longtemps pour cerner les enjeux de Thelma. Sur fond de récit d’apprentissage résolument queer, Joachim Trier, en convoquant le spectre de Carrie, entend ainsi embraser la quiétude apparente d’une Norvège aussi progressiste que figée dans un folklore glaçant : en somme, la rencontre de Brian De Palma et de Tarjei Vesaas. Si ce point de départ n’est pas inintéressant, la barque s’avère toutefois bien trop chargée et le film a tôt fait de partir à la dérive, faute d’un cap de mise en scène suffisamment précis. De fait, Joachim Trier se débat de façon pataude avec des références trop précipitamment invoquées : l’épilepsie dont souffre Thelma, et qui se révèle bien vite associée à un pouvoir de télékinésie, n’est ici qu’un vernis dépourvu de réels soubassements esthétiques. Chez Brian de Palma, le regard aux propriétés surnaturelles de Carrie était en effet érigé en véritable moteur de la mise en scène et du montage – puisque ce regard était aussi celui, iconoclaste, d’un cinéaste qui se confrontait explicitement à l’héritage hitchcockien. Chez Joachim Trier, en revanche, cette particularité de l’héroïne est réduite à une fonction d’élément perturbateur qui vient vaguement relancer l’intrigue : pire, elle ne sert généralement qu’à manifester les troubles intérieurs du personnage – ce qui, par la même occasion, ramène son anomalie à une métaphore des plus psychologisantes.
Une scène – située dans le premier mouvement du film – suffit à s’en rendre compte : Anja et sa mère ont invité Thelma à l’opéra. Les deux jeunes filles sont assises l’une à côté de l’autre. La représentation commence et, au rythme des envolées lyriques de l’orchestre, Anja promène sa main baladeuse jusqu’à l’entrejambe de sa voisine. Thelma, au bord d’une nouvelle crise d’épilepsie, s’effarouche lorsqu’elle se rend compte qu’un lustre gigantesque, pendu au plafond de la salle, est sur le point de se décrocher. Dans cette scène singulière, qui paraissait en outre faire appel au Brian De Palma tardif de Passion – la fameuse scène du ballet montée en split-screen –, Trier passe à côté de toutes les prises qui s’offraient à lui : là où il aurait enfin pu assumer la dimension formaliste voire abstraite de son projet, il préfère distribuer les signes d’un dédoublement du regard le long d’un trajet tout à fait balisé, rabattant Thelma sur une étude psychologique sans profondeur.
Une amitié particulière
On ne peut que regretter cette inconséquence dont Joachim Trier fait montre dans sa relecture de Carrie – mais aussi de Ne vous retournez pas, de Nicolas Roeg, dans l’indigente scène de la disparition du petit frère de Thelma –, tant elle détourne le film de ce qui aurait pu en faire une réussite, fût-elle modeste. Car c’est finalement lorsqu’il s’éloigne le plus de cette veine « fantastique » que Thelma est le plus troublant. S’il s’était concentré sur l’amitié naissante entre Thelma et Anja, au lieu d’en hâter artificiellement le déroulement, Joachim Trier se serait épargné bien des détours superfétatoires : abstraction faite du pompiérisme de l’ensemble, les quelques moments malgré tout efficaces de Thelma se déploient dans le mystère de l’attraction réciproque entre l’héroïne et Anja. Comment Thelma va-t-elle parvenir à maîtriser cette électricité embarrassante – montrée de façon très littérale – qui la gagne au contact d’Anja ? C’est à la mise en images de ce problème que Trier aurait dû employer toute son énergie : les quelques plans fugaces qui montrent, à travers des vues de la proche banlieue d’Oslo, des instants de complicité entre les deux jeunes filles, rendent soudain perceptible l’ampleur romanesque que Thelma renfermait potentiellement. Quelque part entre la mélancolie butée d’Oslo 31 août et les mythologies urbaines de cette autre histoire de jeunes filles qu’était Mercuriales (de Virgil Vernier), il y a dans ces instants-là une sérénité sans esbroufe qui, autrement, fait défaut à Thelma.