Memento Films sort, dans une édition augmentée de deux interviews du réalisateur, Oslo, 31 août, second film du Norvégien Joachim Trier, variation sur le roman Le Feu follet de Drieu La Rochelle déjà adapté par Louis Malle en 1963. À peine deux mois ont passé depuis le sillage sur nos toiles de cet astre noir. Les propos de Trier, quand sa présentation médiatique l’avait naïvement estampillé « film sur la solitude, la mélancolie et la jeunesse toxicomane », doit nous inviter à tirer des conclusions bien plus conséquentes à son sujet. Pour nous comme pour son héros, voici venu le temps d’après.
Un seul « je me souviens », et c’est tout un lieu qui se présente à nous, massif, un et unique. Plus d’une dizaine comme au début d’Oslo, 31 août, où Trier accumule des voix off de témoins urbains sur une succession de plans fixes, et c’est toute une ville ramenée à des vues, des quartiers qui s’ignorent, des impressions divergentes ; c’est la capitale de la Norvège réduite à une de ses rues, à la courbe que trace un de ses tramways, à la vue d’un mur oublié. La relance du souvenir, ainsi démultipliée dans des versions partielles et différentes d’un seul et même monde, déréalise son objet. La carte de géographie et le langage nous laissaient imaginer Oslo une ; erreur, elle est innombrable.
Anders, personnage principal du film, ne revient pas dans le monde pour s’y fondre à nouveau mais pour lui dire sa vérité, pour lui signifier que cette pluralité de perspectives est une illusion et que cette réalité est aussi identique en tous ses points que le conformisme y est tout-puissant. Le film trouve là sa structure en balancier : un postulat relativiste d’un côté ; de l’autre, un regard marginal qui lui renvoie sa vérité, celle d’être, au-delà de ses différences de point de vue, d’une pâleur homogène. Anders ne doit pas être figé dans sa dimension la plus visible de chantre crépusculaire ; on doit le maintenir dans son mouvement, un passage, celui d’une conscience qui dérange, symptôme d’une norme devenue incapable d’intégrer à son courant massif et unitaire une place pour sa remise en question.
À travers cette figure, on sent bien la tentative du réalisateur de donner la parole à une tranche d’âge qui, parce qu’elle s’est déterminée loin des plans de carrière au tracé régulier, a vu mincir ses vues sur le futur. Car la jeunesse qu’il montre n’a pas fraîchement vingt ans mais se réveille d’un long sommeil au milieu de la trentaine. Dans une des interviews, Joachim Trier a cette remarque : « s’approcher des trente ans à quelque chose de particulier. On prend conscience qu’on oublie des choses ; qu’on ne pourra plus se souvenir de tout. » Notre mémoire n’a plus pour socle cette attention tantôt féroce tantôt douce que portait à la ville la marche continue du flâneur baudelairien. Nous voilà à jamais l’engeance du revers des vagues proustiennes, les enfants de la part d’oubli que contient tout souvenir plus que du souvenir lui-même.
Ainsi, du passé d’Anders, on ne saura rien. On ne verra pas ses parents ; on ne comprendra pas ce qui l’a poussé à rejoindre les bras troués d’une Morphée toxicomane. Il y a bien quelques photos que la caméra, poussée par la lenteur de ses propres mouvements, nous montrent de temps en temps. Mais ces images du passé ne dessinent que des silhouettes illisibles. Le vécu d’antan est le point aveugle du récit et Anders porte tout entier le fardeau de cet oubli. Il en est la conscience désœuvrée, Atlas amnésique figé dans la contemplation de sa propre incapacité à trouver dans son passé suffisamment d’actions valables pour se remettre dans la course à la vie. C’est que la machine à se remémorer est définitivement cassée.
Pour ainsi dire, il en est de la mécanique mnésique comme de la citation de Proust que son ami lui récite comme un catéchisme d’universitaire. Elle est présente mais d’une manière si inappropriée que son ronronnement est un mouvement à vide, en décalé, plaqué comme à côté du vécu d’Anders : « il te raconte un truc perso, et toi, tu lui balances une citation » ose sa compagne. Anders a peut-être été auparavant dans une recherche du temps perdu mais il ne l’est plus ; il est dans le temps qui succède à ce genre d’investigation qui présuppose pour lui bien trop d’espoir. Anders est un promeneur tombé en errance dans un temps d’après. Car il revient trop tard (« Regarde ma vie, j’ai 34 ans et j’ai rien, j’ai pas le courage de tout recommencer ») après le temps coupé de la cure et après une amnésie de 6 ans dont pas une bribe ne semble être sauvée. Ce dont il faudrait se souvenir pour le relancer dans la course est perdu, inconnaissable car en mille morceaux. Les rencontres qu’il accumule dans la journée ne sont que des tentatives pour réinvestir des pratiques anciennes dans une gestuelle de pantin, moins destinée à le réenclencher dans le grand engrenage social qu’à rassurer les autres qu’il ne fera pas le grand saut, de ce temps d’après à l’éternité.
Ainsi privée de la successivité, la temporalité d’Anders ne pouvait que se recroqueviller sur sa perception réduite à de multiples points de temps glissant les uns sur les autres. Et c’est là un tissu de sensation d’un être à côté, en contrepoint à tout ce qui l’entoure, de ce type d’observateur si enfoncé dans sa subjectivité qu’il en vient à croire que le noir est la vraie couleur des choses. La scène centrale du café où Anders, attablé seul, perçoit des discussions éparses les unes après les autres, confère sa pertinence à un personnage qu’une approche purement comportementale (Trier se dit grand admirateur de Bresson, célèbre pour avoir violemment dé-psychologisé le jeu d’acteur) aurait cantonné au statut d’automate suicidaire. On comprend alors que cette acuité perceptive est ce qui reste à la conscience une fois désamorcée l’illusion de la normalité, une fois rompue l’idée que nous avons de bonnes raisons de faire ce que nous faisons.
Avec cette séquence de plénitude désorganisée, Anders accède à la singularité de l’extra-lucide qui s’offre un point de vue sur tous les points de vue, sur ces désirs et préoccupations des individus présents autour de lui, sans en exclure aucun mais en les confondant tous. Jusqu’ici, et le point de netteté souvent fait sur l’arrière-plan urbain le montrait bien, Anders n’était qu’insertion dans les signes de notre temps, dans les bruits de la ville, ses sirènes perçantes, à ses groupements de buildings parsemés de grues. Avec cette séquence, Trier transmue son personnage en réceptacle de nos contemporains, ces êtres aux désirs formatés qu’une jeune adolescente au café présente en une interminable liste de souhaits conformistes, comme si la réalisation de l’avenir était aussi simple qu’un tour de caddy au supermarché : « je veux me marier, avoir un enfant. Je veux faire le tour du monde, acheter une maison, partir en voyage en amoureux, etc. » Voilà le moyen trouvé par notre époque pour en finir avec ce fondement relativiste sur lequel se lançait le film : autant d’individus que de souvenirs, mais plus qu’une seule manière de désirer.
Ce qui reste de l’adaptation par Louis Malle du roman de Drieu La Rochelle, outre « le conte existentiel simple et identifiable » dont parle Trier dans l’interview et qu’il a pensé entièrement transférable à nos métropoles actuelles, c’est le touchant paradoxe qu’abrite cette forme désengagée de perception : un être aussi vulnérable que bien bâti, alors tout entier dans ce piano désaccordé de la dernière scène. Car le corps d’Anders, certes plus aquilin, est aussi robuste que celui d’Alain dans la version de 1963 et tout deux, issus de milieux aisés, n’ont jamais eu aucune difficulté financière. Et malgré ces assises physiques et sociales, la présence d’Anders, son dernier petit tour dans le monde sous le signe d’une perception perpétuellement inquiète, relève de la fragile et discrète vibration. Anders a beau se débattre et refuser ce jugement, cette manière de chercher à inquiéter les autres se retourne contre lui et l’enferme dans un pathétique ultime. Cinquante ans plus tard, la norme n’aime toujours pas qu’un de ses futurs suicidés vienne la révéler à elle-même.