Près d’un an après sa sortie en Inde, la nouvelle production du seul cinéaste indien qui semble quelque peu intéresser les distributeurs français arrive enfin timidement sur nos écrans, par le biais de quelques séances spéciales au cinéma et d’un triple DVD au demeurant très riche. Ashutosh Gowariker, réalisateur de Lagaan et de Swades – dont nous avions vanté les vertus lors de sa sortie en 2005 –, a vaincu les sirènes de l’industrie sclérosée de Bollywood, en en refusant la mode « jeuniste » et MTVisée pour privilégier une approche plus atemporelle, glamour et pédagogique. Jodhaa-Akbar en est un beau témoin.
«Hindustan, meri jaan» (Inde, mon amour) clament les chanteurs soufis devant l’empereur Akbar lors de son mariage avec la princesse hindoue Jodhaa. Si ce thème réconciliateur a plus de résonance pour un public indien que français, il prend une dimension particulière alors que, le 26 novembre dernier, Bombay payait une fois de trop pour la folie de ses extrémistes fanatiques. Gandhi l’avait désiré trop fort – il en paya le prix, alors que l’empereur moghol Akbar, quatre siècles plus tôt, le clamait déjà: hindous, musulmans, qu’importe, «nous sommes tous indiens». Un vœu hélas pieux, qui permit néanmoins à l’Inde indépendante de se construire progressivement en démocratie quand son voisin pakistanais, détaché d’elle en 1947, préférait l’autocratie militaire.
Le rêve nationaliste est une constante dans l’œuvre d’Ashutosh Gowariker depuis son magnifique Lagaan, sorti en 2001, récit des soubresauts indépendantistes contre le colonisateur britannique sur fond d’une grandiose partie de cricket. Le sujet de Jodhaa-Akbar lui était alors forcément cher: si l’existence de la princesse rajpoute et hindoue Jodhaa, inspirée sans doute de Mariam az-Zamânî, l’une des très nombreuses épouses d’Akbar, tient de la légende, la tolérance religieuse du grand roi musulman (1542-1605) est avérée. Ce fut sous son égide que l’unification de l’Inde, divisée en royaumes hindous et provinces musulmanes, est entamée, dans le respect de chaque croyance. Akbar abolit en effet les impôts levés sur les non-musulmans, les taxes sur les pélerinages, et réussit subtilement à construire des alliances solides avec les royaumes rajpoutes. Pas étonnant que dans l’Inde contemporaine majoritairement hindoue, il reste un héros célébré, au cinéma notamment, comme le prouve la grande fresque historique Mughal E-Azam (K. Asif, 1960), film culte des studios de Bollywood.
Le parti-pris hagiographique de Gowariker est évident: dès son enfance, Jalalludin Mohammad, plus tard surnommé «Akbar» (le grand) parvient à concilier désirs de conquête et respect de l’ennemi: plutôt que d’abattre le vaincu, ne vaut-il pas mieux en faire son allié? Le message est simple, comme dans tout Bollywood qui se respecte, pour atteindre un public le plus large possible – et on pourra regretter quelque peu l’inanité des dialogues… Mais Gowariker n’en refuse pas pour autant le tableau de la barbarie guerrière, montrant avec un certain sens du réalisme une violence parfois tant exacerbée dans les productions indiennes ordinaires qu’elle en devient ridicule. Les plans d’ouverture notamment, incluant combats d’éléphants et charges monstrueuses, impressionnent de par la magnificence de la mise en scène et une photographie lumineuse, sans doute le point fort de l’industrie cinématographique indienne, toujours à la pointe de la perfection technique.
Présenté comme un film historique – genre peu garant de succès public en Inde –, Jodhaa-Akbar délaisse heureusement rapidement le récit de la conquête moghole, plutôt obscur pour un spectateur peu rompu à la géopolitique indienne du XVIe siècle (et perdu dans les différentes alliances entre royaumes rajpoutes). Le véritable propos est double: faire œuvre de pédagogie réconciliatrice entre hindous et musulmans par le biais du couple Jodhaa/Akbar mais également par le biais du charisme sublimé de l’empereur (interprété par un acteur phare de Bollywood, au physique plus qu’avantageux, Hrithik Roshan); mais aussi céder avec bonheur aux codes de la romance contrariée entre le héros et l’héroïne, d’abord engoncés dans leur mariage arrangé puis découvrant l’amour au fil de scènes d’autant plus sensuelles qu’elles restent extrêmement pudiques. La beauté sculpturale d’Aishwarya Rai Bachchan, actrice plus fine que sa réputation le laisse présager, en fait une princesse de choix, aussi fière et déterminée que tendre amoureuse prête à accepter sa défaite.
Il y aurait matière à regrets dans Jodhaa-Akbar, regrets qui grèvent encore la possibilité que l’industrie bollywoodienne puisse un jour véritablement percer en France. Le propos est parfois trop confus, hésitant entre plusieurs pistes sans en creuser véritablement une seule; et Gowariker semble se reposer trop souvent sur la beauté (infinie, il est vrai) de ses images, comme s’il suffisait de contempler pour dire ou pour montrer. Reste, pour les frileux du « message » – certes très cadré –, le spectacle de la superproduction indienne, d’une magnificence à couper le souffle dans les numéros musicaux (non dansés pour la plupart) comme dans l’épopée. Le mot féérique ne sera jamais galvaudé ici.
P.S.: le triple DVD édité par Carlotta Films est un splendide cadeau pour les férus de cinéma indien, puisqu’il contient un documentaire en 3 parties de Hubert Niogret, critique à Positif, consacré aux cinémas indiens du nord (bengali) au sud (tamoul) en passant par l’industrie hindi de Bollywood. Sans doute à ce jour le meilleur film réalisé sur ce sujet, incluant des interviews rares des plus importants cinéastes indiens (Buddhadeb Dasgupta, Adoor Gopalakhrisnan, Goutam Ghose, Mrinal Sen, Gowariker, Shyam Benegal et Mani Kaul) ou icônes du grand écran (Shabana Azmi, Sharmila Tagore), ainsi qu’une longue analyse de l’œuvre de Satyajit Ray et de Ritwik Ghatak.