Filmé, réalisé et monté avant les funestes élections iraniennes de juin 2009, la projection de Bassidji à Lussas en août de la même année avait fait sensation, quant à son thème – écho redoutable avec l’actualité –, mais aussi sa valeur cinématographique. Après une longue tournée de festivals en projections spéciales, voici ce passionnant documentaire de Mehran Tamadon, qui nous a par ailleurs accordé un entretien, enfin distribué dans les salles.
Rencontres et mémoire à ciel ouvert
« Au cœur du régime iranien », la formule figure sur l’affiche… Bassidji est de ces films pour lesquels quelques remarques préliminaires s’avèrent nécessaires. D’abord, si les protagonistes qui défilent sont bien des « mobilisés » (le sens du terme « bassidji » en farsi) en faveur du régime, un seul s’avère effectivement un bassidj, cette milice civile née dans les années 1980, pendant le conflit Iran-Irak, sous la forme d’une organisation paramilitaire de volontaires essentiellement constituée de jeunes et pauvres gens conditionnés pour aller faire office de chair à canon. Très actifs à l’été 2009 lors de la répression du mouvement populaire qui s’est soulevé lors de la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad (lui-même fut bassidj), ils font figure de nervis du régime, fidèles et brutaux. Bassidji n’est donc pas un documentaire consacré aux seuls miliciens bassidji ; s’il évoque effectivement l’un d’eux, un pasdaran (« gardien de la Révolution », sorte d’avant-garde du régime) et un mollah (érudit religieux) y occupent également une place importante. Le film procède avant tout d’une volonté de compréhension de la part de Mehran Tamadon, doublement étranger à la forme politico-religieuse de l’islamisme iranien, en tant que non religieux, installé de longue date en France (depuis 1984). Lorsqu’il est retourné vivre en Iran entre 2000 et 2004, l’un de ses grands motifs d’étonnement fut l’omniprésence multiforme de la figure du martyr de la guerre Iran-Irak (1980-1988).
Loin du brûlot cinglant, Bassidji se déploie lentement et dévoile par petites touches un pays totalement écartelé quant à ses valeurs et aspirations. « Ce film est une tentative de rencontre et d’échange entre des individus que tout oppose et qui appartiennent pourtant à la même société » résumé fort bien Mehran Tamadon. Bassidji s’inscrit en effet dans la lignée de ces documentaires qui forment non un tableau mais une trajectoire, une question et non une réponse, ceci sous une forme dialectique. Un film qui aurait l’aspect d’une éponge qui se densifie à force de recevoir l’eau du moulin d’un réel à la complexité assez inouïe. Dans un geste un peu donquichottesque, le cinéaste choisit donc de se situer en territoire ennemi, pour comprendre et éventuellement jeter un pont, sinon plusieurs, entre lui et eux. Le documentaire est ici envisagée comme une rencontre – et ici expérience particulièrement forte de l’altérité – pour cet Iranien gagné par « l’invasion culturelle » selon un de ses interlocuteurs, ce dernier définissant ce mal comme le fait d’être dans le présent sans méditer le passé, en l’occurrence la pureté du martyr, avant-garde dont la société doit s’inspirer.
Si le film va au cœur de quelque chose de l’Iran, il s’agirait, dans la première partie, de sa mémoire du conflit Iran-Irak, connue sous le nom de « Défense sacrée », en écho aux dizaines de milliers de jeunes gens – les premiers bassidji – qui sont allés au martyr, officiellement dans la joie et l’allégresse. Sur les lieux des combats, le long de la frontière entre les deux pays, des carcasses de blindés gisent encore, et des silhouettes déambulent dans ce coin de désert pendant qu’une sono nasillarde crache des imprécations délirantes. Les plans d’ensemble inauguraux sont patients et impressionnants, notamment par la présence de ces silhouettes – dont les ombres féminines noires (mères, épouses, sœurs des martyrs…) – qui dessinent d’étranges tableaux de cet endroit où règne un fétichisme hystérique de la mort. Peu à peu, la caméra s’approche, des visages (masculins) s’individualisent, et portent une parole : ils prennent en charge le roman national qui continue de s’écrire, une propagande ubuesque dont les aspects irrationnels et magiques sont clairement reliés au mysticisme chiite. Le « On se met pied nu ici car le sang et la chair des martyrs sont ici » d’aujourd’hui n’a pas grand-chose à envier à l’un des slogans martelés pendant le conflit : « Le sang des martyrs purifie les veines de la société. »
Parcours et paroles, fenêtres et miroirs
Ce chemin de la mémoire aboutit à Téhéran vers la moitié du métrage ; de ces musées du martyr à ciel ouvert à la jungle urbaine, ce n’est plus tout à fait la même musique, sauf que les immenses fresques de ces mêmes martyrs sont à peu près ce qu’il y a de mieux entretenu. On y retrouve quelques protagonistes de la première partie, dont Mohammad Pourkarim, jeune bassidj en charge d’un quartier cossu du nord de la capitale, et Nader Malek-Kandi, pasdaran et éditeur d’ouvrages de propagande religieuse. Mehran Tamadon adapte son dispositif à ce nouveau cadre. Par exemple, une réitération assez fascinante se produit lorsqu’une moto (moyen de transport caractéristique des bassidji) accomplit dans l’espace le maillage qu’est en train de décrire Mohammad au cinéaste par la parole – identification, vérification et information, c’est-à-dire faire régner l’ordre moral et religieux sur l’ensemble du territoire. Le confinement urbain induit globalement davantage de proximité, la clé de voûte du dispositif à Téhéran étant la disposition frontale de quatre « mobilisés » à une table, comme s’ils répondaient aux questions lors d’une conférence de presse – sauf que les journalistes sont remplacés par des voix anonymes enregistrées par le réalisateur. Difficile aussi de résister à l’idée d’un procès, sauf qu’une étrange instabilité y serait instaurée entre accusateur(s) et accusé(s). Frôlant et même entrant brièvement dans le champ, Mehran Tamadon se tient face à eux et actionne l’ordinateur débitant les interrogations. Aussi pertinentes que soient ces dernières, on n’y répond pas, ou très peu. Tout l’intérêt réside dans le fait que ces questions sont perpétuellement discutées, déconstruites, décortiquées, « questionnées », dans un mouvement dialectique assez vertigineux. Ce qui s’avère, in fine, beaucoup plus intéressant que d’éventuelles sentences puisées dans une rhétorique parfaitement huilée.
La mise en échec du projet initial – parler avec l’autre, pour éventuellement le comprendre – rend paradoxalement le film plus foisonnant. Cordialement et même avec humour, alors que le dialogue s’avère impossible, les enjeux de pouvoir du langage se déconstruisent. À cette table, c’est le mollah qui a la parole, éventuellement le pasdaran en second lieu. Le bassidj, à tous points de vue (religieux, politique et social) subalterne, s’avère presque muet, son visage et ses attitudes dégagent une certaine tension. Le quatrième larron aussi, mais un de ces gestes en dit autant : d’abord placé de profil sur la droite de la table, il bouge sa chaise pour bien se situer face au réalisateur, plus nettement du côté de ces militants de la cause de la République islamique. Une question de cinéma, de cadre, mais sans doute pas seulement… Hiérarchie, espace et parole vont de pair : surtout ne pas transgresser. Le seul retournement se situe dans l’intérêt constitué par la figure de l’autre, ici Mehran Tamadon face à ces « mobilisés ». Ces derniers retournent fréquemment l’interrogation au premier : et lui, qu’en pense-t-il ? Le cinéaste n’est plus tout à fait seul, sa curiosité lui est renvoyée, ces nervis du régime s’avèrent intrigués par cet être étrange qui boit du vin et ne croit pas en Dieu. C’est à celui-ci que Nader lance « T’es un type bien », tout en ajoutant à propos de son impiété : « On va y travailler, surtout si tu continues à traîner avec nous. » Le lien est profond, évident, à ne pas confondre avec de la complaisance, mais dans ce face-à-face où chacun est ce que l’autre n’est pas, une étrange relation s’est façonnée et se perpétue. Cette « qualité » relationnelle trouve ses limites en compagnie des mollahs, les seuls à afficher une supériorité, une défiance et même une certaine agressivité envers le filmeur – ajoutons un peu perfidement qu’ils sont aussi les plus rondouillards, car sans doute les mieux nourris.
Au-delà de la seule réalité iranienne, sur laquelle Bassidji ouvre une fenêtre fascinante de complexité, ce sont bien les fissures des corps sociaux que convoque le film, et plus encore comment se façonne une mémoire où l’histoire fait figure de roman supposé fédérer nations ou autres cadres de vie en collectivité. Il convient de signaler combien ces problématiques peuvent résonner dans de nombreux pays où la mémoire, par définition émotive, est confondue avec l’histoire, supposée rationnelle, et où les réécritures instrumentalisées de l’une et l’autre excluent autant qu’elles incluent. Ajoutons à cela la nécessité obsessionnelle de « l’ennemi » et une propension à se poser en victime, et l’on fait le constat que l’Iran est loin d’être la seule contrée où la parole officielle d’un État peut faire figure d’étrangeté, et même d’agression, pour certains concitoyens.