Mehran Tamadon nous a reçu chez lui pour évoquer Bassidji qui sort ce 20 octobre. Un entretien – agrémenté, hospitalité iranienne oblige, de plusieurs verres d’un excellent thé – qui permet de prolonger la réflexion à propos de ce film passionnant.
Bassidji renvoie très fortement à une trajectoire faite de rencontres, avec l’idée que le film s’est constamment réinventé et adapté tout au long de son processus. Pouvez-vous retracer les étapes et la chronologie du tournage ?
Le film a démarré en octobre 2006 et s’est terminé en avril 2008. Le tournage s’est étalé sur six séjours ; à chaque fois, j’allais dans un lieu pour ne rester que dans celui-là, ce qui me permettait de bien le connaître : comme l’exposition sur la guerre à Téhéran ou lors de la cérémonie de l’Achoura [Événement religieux très important pour les chiites, il s’agit de la commémoration du martyr de l’Iman Hussein et de ses compagnons à Kerbala], avec cette scène qui se déroule dans le noir. Cette durée permet de créer des liens de confiance. Si on prend l’exemple de ce mémorial de la guerre Iran-Irak, j’y suis resté vingt jours environ, pendant la période du nouvel an.
Comment le tournage s’est-il matériellement déroulé, en terme d’équipe, de financement et vis-à-vis des autorités ?
Lors de la séquence sur la moto avec le jeune bassidj, il y a toute l’équipe ! Je suis au milieu avec un micro pour la prise de son, mon chef opérateur est derrière et le personnage devant. Concernant le financement, on a fait des demandes auprès du CNC, qui ont toujours été refusées. Le film est donc vraiment tourné avec des bouts de ficelle. J’ai surtout eu l’aide de mon agence d’architecture « Interland », basée à Lyon et très ouverte, qui me payait mes salaires pendant mes absences. Ensuite, ce n’est pas si difficile pour tourner un documentaire en Iran. Pour avoir l’autorisation de filmer dans l’espace public, il faut écrire une lettre à la préfecture par le biais de l’association des documentaristes iraniens. On y joint un synopsis d’une page, et l’on obtient normalement l’aval en deux jours.
Quelles ont été les formes de négociations avec les protagonistes pour leur participation, notamment Mohammad Pourkarim, jeune bassidj [membre des bassidji, milice civile de volontaires au service du régime], et Nader Malek-Kandi, pasdaran [Gardien de la Révolution, membre de l’organisation paramilitaire directement dépendante du Guide Suprême], vos deux principaux interlocuteurs ?
Il faut se rendre compte que, derrière cet objet fini qu’est le film, se cache un tournage qui s’est étalé sur une période de 19 mois. Sur cette période, il y a eu de nombreuses discussions et différentes étapes dans la négociation. Les enjeux du tournage n’étaient pas les mêmes au début et à la fin. Au début, c’est ma candeur et ma volonté de comprendre leur monde qui les ont convaincu de participer. Ils y ont vu l’occasion de montrer qu’ils défendent une cause juste, qu’ils ont fait huit ans de guerre, qu’ils étaient encerclés par le monde entier… Là, je parle surtout de Malek Kandi, parce que les raisons et les motivations du jeune Mohammad étaient différentes. Ce dernier a accepté presque sans condition, pensant qu’un bon Musulman doit aider celui qui lui demande quelque chose, y voyant une sorte d’épanouissement personnel. Malek-Kandi était plus dans la revendication de la justesse de la cause. Puis le projet a avancé et l’on devenait tous plus conscients de l’enjeu de l’image. On le perçoit quand Mohammad dit « on sent que tu n’oses pas, pose tes questions plus franchement. » Il y a cette conscience de l’image et du fait d’être filmé, qu’il s’agit d’une arme à double tranchant, qu’elle peut être une critique comme un porte-voix. C’est là que commence vraiment la négociation. Malek-Kandi se pose en défenseur du régime et non en représentant : « Toutes mes réponses ne sont pas bonnes, mais l’essentiel est ce que je défends. » me disait-il. À ce stade, il m’a demandé de ne pas lui poser de questions politiques, car il n’a pas les réponses. Implicitement, il avait peur de ce que j’allais faire de son image et ne pouvait plus se permettre de lâcher le film en cours de route. Il lui fallait rester jusqu’au bout pour que je ne remplisse pas le vide de son absence en répondant à sa place dans le film. Globalement la négociation s’est faite de manière essentiellement implicite.
Comment les différents dispositifs se sont-ils mis en place ? Y a‑t-il eu aussi négociation ? Par exemple lors de ce parcours à moto dans le secteur dont s’occupe le jeune bassidj ?
Cette scène est vraiment de mon fait. J’avais envie qu’il soit en position de contrôle et qu’il évoque son rôle dans le quartier en étant sur cette moto, instrument de prédilection du bassidj pour contrôler la rue, très pratique pour se déplacer à Téhéran. J’avais donc envie de le capter sur cet outil où le parcours se joint à la parole. Ensuite, on aurait pu aller plus loin, notamment qu’il évoque les immeubles et leurs habitants, qu’il connaît très bien.
Et cette table façon conférence de presse, comment l’idée est-elle intervenue ?
La table est la dernière séquence tournée chronologiquement, en avril 2008. De longues heures de négociations ont été nécessaires avant qu’ils acceptent. Au préalable, j’ai fait un premier montage du film, une version de quatre heures que l’on a regardée ensemble pour qu’ils voient mon approche, et établir cette nécessaire confiance. Le dispositif face à la caméra a été décidé sur place, je souhaitais cette frontalité, un peu comme un procès, je ne sais d’ailleurs toujours pas si c’est le leur ou le mien…
Qui sont les personnes dont vous avez enregistré les questions ? Des proches en Iran ? Des gens de la rue ?
Un peu par hasard à droite et à gauche, à l’université notamment. Pas forcément des gens que je connaissais.
Il s’agit d’un film sur la déconstruction des enjeux du langage ? Étiez-vous parti avec cette intention au départ ?
Non, pas du tout. Au départ, j’avais une intention très anthropologique, avec une question : quel est le monde d’un bassidj ? Ce qui s’est révélé impossible selon moi, notamment du fait que les bassidji sont politiquement très actifs, avec un monde où tout est déjà interprété. Donc ni eux ni moi ne pouvions partir d’un terrain neutre. Ils étaient trop conscients de l’image, donc l’idée d’observation objective et quotidienne s’avérait impossible. Ce qui a fait évoluer ma posture pendant le tournage…
… initialement vous procédez en effet par des plans d’ensemble, le filmage se resserre progressivement, puis et on accède à la parole, celle des protagonistes mais aussi la vôtre.
J’ai ressenti la nécessité d’intervenir, sinon mon film serait devenu un porte-voix pour eux. Il a fallu donc que je modifie mon positionnement, tout en contrôlant ma parole, qui pouvait s’avérer dangereuse pour moi. C’est en ce sens que j’ai toujours trouvé qu’il s’agissait un peu d’un jeu d’échec.
Plus que des réponses, on assiste surtout à un questionnement de vos questions de la part des interlocuteurs ?
Il s’agit de leur mode de fonctionnement : ils posent des questions courtes et poursuivent jusqu’à ce que l’autre soit d’accord avec la totalité. C’est ce que fait le mollah [érudit religieux] dans le film, je ne sais pas où il souhaite m’emmener. Au départ, il me demande si pleurer est bien ou mal. Du coup, il m’entraîne dans son argumentation sans que je sache où il veut aller.
On a l’impression qu’ils font aussi un documentaire sur vous, du moins que vous les intéressez au moins autant qu’ils vous intéressent ? Il s’opère une sorte d’effet de miroir entre vous et ces mobilisés ?
Je ne dirais pas un documentaire, pour la raison qu’ils ne sont pas curieux de ce que pensent les autres. Ils sont totalement égocentriques, croyant être porteurs d’une vérité. En ce sens, je ne représente aucun intérêt pour eux. En quatre ans, ils ne m’ont jamais posé une vraie question. Quand ils me questionnent – par exemple comment je fais pour me contrôler vis-à-vis des femmes non voilées –, c’est parce qu’ils ont la réponse, ils veulent la confirmation de ce qu’ils pensent déjà. Ce ne sont donc pas de vraies questions, ils n’ont aucun intérêt pour celui qui peut être porteur d’une culture riche et différente de la leur, cet autre ne les intéresse pas. En tout cas pas ceux que j’ai rencontrés.
Pour eux vous êtes quelqu’un de curieux, au sens d’étrange, et même d’étranger…
Vous parlez sans doute des moments où ils me regardent dans les yeux et me questionnent. Peut-être… je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, cette séquence de face-à-face crée une certaine tension chez le spectateur, qui se retrouve à ma place, face à eux. Il a envie d’entrer dans le cadre et faire ce que je ne fais pas toujours : répondre.
Bassidji vous a‑t-il permis d’effectuer un parcours vers cette compréhension, qui est le point de départ du film ?
Je pense qu’on peut être en mesure de comprendre certaines choses. Par exemple la souffrance de Malek-Kandi. Un vétéran de la guerre qui a combattu durant huit ans, qui a mis beaucoup d’énergie pour défendre la République islamique. Par contre, on ne le voit peut être assez pas dans le film, mais sa posture très idéologique le rend assez inaccessible. Pour chaque question posée, il dispose de réponses officielles, rangées dans des tiroirs. Aujourd’hui je trouve qu’il est difficile de franchir une certaine barrière. Je crois être compréhensif à propos de son vécu, mais sa rhétorique idéologique demeure un vrai obstacle. En ce sens, ce n’est pas réellement un individu qui s’exprime, mais le membre d’un système, qui renie son individualité au nom de la cause.
Quelles ont été les réactions des protagonistes à la vision du film ?
Ils ont trouvé que ça aurait pu être beaucoup mieux, qu’il ne défend pas bien leur cause. Il leur aurait fallu que le film soit à leur service. Alors que je montre leur point de vue comme leur vérité subjective et non comme la seule vérité possible. C’est un film sur la distance entre eux et moi, alors qu’eux sont en attente d’une fusion entre nos pensées.
Ce film est situé en amont des événements de l’été 2009, l’atmosphère a‑t-elle changée depuis en Iran ?
Tout est très subjectif. Mon point de vue à ce sujet n’est pas le même que celui qui vit là-bas en permanence et qui était dans les manifestations. De même que la perception des gens qui sont pro régime est encore différente de la mienne et de celle des autres. Je suis retourné en Iran en janvier 2010, sept mois après les élections. D’une manière générale, quand aujourd’hui on se balade dans la ville, rien n’a changé. Le régime a effacé toutes les traces des événements. Pour quelqu’un qui manifestait à l’époque, une avenue qui était occupée par les manifestants reste chargée de mémoire. Pour certains, rien que le passage dans ces espaces rappelle ces moments et ravive les événements. Mais en tout cas, bien qu’ayant encaissé le coup, les gens sont encore assez déprimés.
Est-ce que les protagonistes de votre film, avec lesquels vous continuez de travailler, se sentent victorieux ?
Aujourd’hui les bassidji se sentent très puissants, du moins ceux que je fréquente. Ils disent que lors des deux mandats de Mohammad Khatami [Président de la République d’Iran de 1997 à 2005, il appartient à une tendance réformatrice et plus libérale], il y a eu huit ans de discussions, de débats sur la direction du pays. Cette fois, ça a duré six mois et tout a été réglé : le peuple a compris. Le constat est celui-là actuellement, mais ce sentiment d’avoir raison et d’être dans le camp des justes sera remis en cause dans le temps, en fonction de la situation.
Serait-il possible de faire aujourd’hui le même film aujourd’hui en Iran ?
Bien que la situation soit plus tendue qu’avant, il est difficile de donner une réponse catégorique à cette question. Les choses se font dans des accords tacites entre les gens, même quand il s’agit des bassidji. Le fonctionnement de ces derniers nécessite une certaine forme de souplesse au sein de cette organisation, qui leur permet de se mobiliser très vite. Il faut savoir qu’il s’agit de volontaires. Les bassidji se disent civils et faisant partis du peuple. Ce qui n’est pas toujours vrai, puisqu’ils vont réprimer les manifestants lorsqu’on leur demande. Mais ce sont effectivement des bénévoles avec cette double casquette à la fois de civil et de militaire. Mohammad par exemple est inspecteur des achats dans l’industrie automobile. S’il a envie du jour au lendemain, il peut sortir du bassidj. S’il décide de faire cela, il n’irait pas à l’encontre d’une décision militaire, mais s’expose juste à un jugement social dans son milieu. Il y a donc une forme de souplesse qui facilite le contact avec eux. De leur point de vue, le bassidj est une association caritative de quartier. Et en ce sens ils peuvent parler facilement. Quand on parle à un bassidj, à qui parle-t-on ? Pas forcément à quelqu’un qui a pleinement conscience de faire partie d’une organisation paramilitaire. C’est une situation très complexe. Mais pour répondre plus spontanément, sans faire d’analyse, si je prenais contact aujourd’hui pour débuter Bassidji, ça ne serait pas facile. Mais maintenant que ce premier film existe, qu’un lien a été tissé, cela rend les choses différentes. Et il se trouve que je mène un projet toujours autour des défenseurs du régime. En essayant d’aller un peu plus loin et de voir dans quelle mesure on pourrait imaginer un espace commun entre nous : est-il possible de vivre un jour ensemble ? Si oui, à quelles conditions ? Pourrait-il un jour y avoir un espace commun entre nous ?
Et pour l’instant, avez-vous des pistes ?
Zéro piste, pas d’espace commun pour l’instant ! S’il y en a un, c’est à la condition que j’adhère à leur cause religieuse. Ils me disent que le chemin est tracé. Refuser cette vérité, c’est rester dans l’erreur et l’obscurantisme, loin de la beauté de la foi. Selon eux, un espace commun devient possible que si l’on accepte de rentrer dans cette voie qui, selon eux, mène à la vérité : « Colle-toi à nous, plonge-toi dans le Coran qui est le Livre qui délivre la vérité à tout le monde et tu verras qu’on pourra alors vivre ensemble en paix. » Ils ne comprennent pas que le chemin soit donné et tracé et que les gens refusent de le prendre. C’est comme s’il y avait du caviar sur la table et que je crachais dessus.
C’est à nouveau dispositif basé sur le langage et la parole ?
Oui, je reprends à peu près la même méthode.
À part les fresques murales et cérémonies, quel est l’écho réel de la figure sacrificielle du martyr en Iran, notamment auprès de la jeunesse en Iran, dont un très grand nombre n’a vécu ni la révolution ni la guerre Iran-Irak ?
On a une perception très différente en fonction du point de vue où l’on se trouve. La mienne est faussée dans la mesure où je les fréquente. Il n’empêche que ceux qui n’appartiennent pas à leur milieu ont une vision aussi erronée, puisqu’ils ne les voient pas. Étant donné que la société iranienne n’est pas transparente, il est très difficile de se faire une idée objective de l’importance des valeurs religieuses et du martyr, etc. La propagande est effectivement très forte, ce qui a tendance à amplifier le phénomène. Il faudrait que cette propagande disparaisse pour mesurer l’impact réel. Si on prend la question du voile : ce dernier est imposé, donc on ne peut pas mesurer le pourcentage de femmes iraniennes qui le porterait si cela était laissé à l’appréciation de chacune. Ensuite, dans une société traditionnelle, il serait très impudique de ne pas le porter, de la même manière que se déplacer nu dans les rues de Paris, ce qui est un délit. En Iran, on ne sait pas où placer la barre, en raison de la propagande et du fait qu’il est impossible de parler de ces questions dans l’espace public. On ne peut que spéculer sur une société qui s’avère extrêmement opaque.
À propos d’Elly d’Asghar Farhadi, Téhéran sans autorisation de Sepideh Farsi, Les Chats persans de Bahman Ghobadi, Cet endroit c’est l’Iran, film anonyme présenté au dernier Festival du Réel… Comment percevez-vous ces différents films iraniens que l’on a pu voir en France depuis les élections de juin 2009 ? Quel est celui qui vous a le plus interpellé ?
À propos d’Elly est sans aucun doute le meilleur film iranien que j’ai vu. Je me suis reconnu dans celui-ci, je me suis vu dans ces personnages sur les bords de la mer Caspienne, à essayer de me justifier de ce qui est arrivé, et que je trouve horrible. Ne sachant pas comment annoncer la nouvelle de la disparition d’Elly à sa famille, à son fiancé, je détruis cette fille dans ma tête. Ce film m’a beaucoup parlé, il est d’une grande justesse pour décrire ce dont les individus sont capables pour pouvoir vivre et soulager leur conscience. À propos d’Elly me renvoie à un film de propagande de Mohsen Makhmalbaf, tourné au début de la Révolution – je crois qu’il n’en est pas tellement fier –, il était notamment projeté aux dissidents dans les prisons. On y voit un escroc qui est visité par un ange dans un de ses rêves, on lui annonce qu’il va mourir dans peu de temps. Il décide alors de se racheter pour aller au paradis, en donnant un chèque à toutes les personnes auxquelles il a nui. C’est une vision ultra-schématique, aucun homme ne ferait ça, tous les hommes se justifient de leur escroquerie, au moins envers leur conscience. Or, À propos d’Elly est tout l’opposé, par la finesse avec laquelle il décrit le processus par lequel on se dédouane et soulage sa conscience. La différence entre ces deux films renvoie d’ailleurs à la vision de l’homme extrêmement binaire des bassidji.
Est-ce qu’on peut considérer, au-delà de la réalité iranienne très particulière, que Bassidji dispose de résonances et échos plus universels ?
J’espère que c’est le cas, que le film pose des questions sur l’autre, sur la manière dont on peut lui parler. Je crois qu’on est beaucoup renvoyés à nous-même, notamment en raison de ces silences qui forment des espaces et des moments de réflexion, ils ont tendance à nous rendre actifs.
Rentrée entre-temps, Laetitia Lemerle, qui a participé à l’écriture du film et compagne de Mehran Tamadon, ajoute : C’est effectivement une question qui s’adresse au public. Pour avoir entendu beaucoup de réactions du public, j’ai l’impression que le film confronte chacun à sa manière d’appréhender l’autre, dans différentes situations, politiques mais pas seulement. L’Iran a ses spécificités, mais on peut imaginer cette démarche dans de très nombreux pays, pas forcément dans des dictatures, et y compris en France.